Partage et/ou solitude de la parole : sur quelques paradoxes éluardiens
Claude-Pierre PEREZ
Claude-Pierre Pérez, « Partage et/ou solitude de la parole : sur quelques paradoxes éluardiens »
Fabula / Les colloques, Eluard, Capitale de la douleur
« ma fille – ma, car vous êtes à tous »
Alfred Jarry
Est-il possible de caractériser une poétique dont on pourrait prétendre qu’elle serait la poétique de Capitale de la Douleur?
Je n’en suis pas convaincu. Le livre qui porte ce titre est hétérogène, très imparfaitement unifié. En 1928, L’Amour la poésie vient de paraître, Eluard écrit à Bousquet : « Je crois que c’est la première fois que j’ai fait un livre qui se tient d’un bout à l’autre 1 ». Si on le prend au mot, il suit que Capitale de la Douleur, paru deux ans plus tôt, en 1926, ne « se tient pas » d’un bout à l’autre. C’est bien l’impression du lecteur, en effet ; c’est aussi la suite prévisible du bricolage qui préside à la confection du recueil.
Les textes qui le composent, en effet, proviennent de différents livres, de quatre (ou même cinq) volumes ou ensembles : Répétitions, publié en 1922 ; Mourir de ne pas mourir (1924), et Nouveaux poèmes (1926) qui, en dépit de ce titre, réunit des poèmes qui ne sont pas tous nouveaux puisqu’on y trouve un groupe de 4 textes qui vient de Au défaut du silence, paru l’année précédente, et 5 poèmes (sur 45) qui sont repris des Nécessités de la vie (1921) et plus précisément de la dernière section de ce livre, « Les conséquences des rêves ». Capitale de la Douleur réunit donc deux groupes de poèmes qui se rattachent à une « période Dada », et deux autres qui lui sont clairement postérieurs.
Ceci est encore assez simple. Mais si l’on examine la date de composition des poèmes (pour autant qu’on la connaisse, ce qui est loin d’être toujours le cas) les choses deviennent singulièrement plus compliquées. Il apparaît en effet (notamment à la lecture de la lettre d’Eluard à Doucet de 1922) que les textes les plus anciens sont bien antérieurs à Dada. Certains datent d’avant la guerre. Mars 1914, par exemple, dit Eluard, pour le poème « Poèmes », qui est formellement un sonnet mais la cohérence interne dudit sonnet est peu sensible et le -s du titre invite à penser que ce texte est lui-même un assemblage de fragments conçus séparément, et réunis après coup. Lucien Scheler soupçonnait une réminiscence de Marceline Desbordes-Valmore 2 dans le premier quatrain. Voilà une référence qui est peu dada, et qui pourrait conduire à radicaliser le doute formulé en commençant.
Quoi qu’il en soit, il paraît clair que définir Capitale de la Douleur comme un recueil surréaliste est une simplification peu défendable. Le définir comme l’assemblage de recueils dada et surréaliste, est-ce suffisant ? La rédaction s’étend, on vient de le voir, sur une période de 12 années, ce qui n’est pas rien. Il faut en tenir compte, d’autant plus que c’est Eluard lui-même qui a jugé bon de l’indiquer, avec un certain détail, dans une lettre qui ne donne pas beaucoup d’autres indications. C’est d’autre part une évidence triviale que, durant cette période (de 1914 à 1926, entre sa 19e et sa 31e année) Eluard a changé. Il a beaucoup changé. Ses goûts artistiques, ses préférences idéologiques, religieuses même, se sont transformés de manière apparemment radicale. Le lecteur de Laforgue et de Jules Romains, celui qui début 1919, encore ne voit que Paulhan, Ramuz, Gide, Valery, Claudel (plus Julien Vocance et Léon Baranger) « dans la quotidienne lumière de notre vérité »3 se lie à Ernst, à Tzara, à Breton. Il se fait dada puis surréaliste. A nos yeux, aux yeux de l’histoire littéraire, il a changé de bord: il devient lui-même, ou il devient un autre, en tout cas il opère quelque chose comme une révolution esthétique et spirituelle.
Or, quand Eluard présente Répétitions à Doucet, dans la lettre déjà mentionnée, il ne présente pas du tout ce petit volume comme un livre de rupture, mais (au contraire) comme « un exercice de mémoire ». Il s’agissait, écrit-il, de « recueillir les déchets de mes poèmes à sujet » : « tous les éléments sont là, je les trouve dans les poèmes les plus idiots de mon jeune âge4 ». Cela signifie-t-il que la révolution dont j’ai parlé dissimule (ou s’accommode) d’une continuité plus secrète ? Ce serait une manière de rétablir, pour partie au moins, cette unité dont j’ai cru pouvoir indiquer le défaut. Une autre manière serait de rappeler la distance et les réserves d’Eluard vis à vis de l’orthodoxie des groupes auxquels il s’agrège. Ces réserves ont été très vite repérées, par Breton en particulier. Elles restent cependant peu explicitées, peu développées par l’intéressé, comme s’il ne voulait pas, ne pouvait pas ou ne se souciait pas de les énoncer.
Car, et c’est un second point, Eluard est peu théoricien. Ses commentateurs en sont réduits à citer un petit nombre de textes, souvent les mêmes (la préface des Animaux et leurs hommes, la conférence de Londres intitulée L’Évidence poétique, la lettre que je viens de citer…) qui sont des textes brefs, souvent redondants et dont la relation avec les poèmes est parfois problématique. Faut-il conclure qu’Eluard est de ces poètes que Baudelaire appelait « sans doctrine »? Faut-il penser qu’il évite d’en formuler une pour ne pas porter au grand jour ses divergences avec Breton ? Le fait est que la « doctrine », la « théorie », ne paraît pas lui importer énormément. Le numéro 5 de Proverbe imprime une sentence de Paulhan, tirée d’une lettre de 1920:« une théorie ne doit que déblayer, non construire. Ou toutes les illusions ».
Ceci, toutefois, n’empêche pas le poète qu’il est de réfléchir à ce qu’il fait ; et n’empêche pas ses poèmes (ou du moins certains d’entre eux) de réfléchir ce qu’ils font, d’inviter le lecteur à une réflexion sur les processus d’invention, sur la nature même du poème. C’est à certains de ces textes que je veux aujourd’hui m’intéresser. Je m’attacherai pour commencer à un petit nombre d’entre eux qui comportent ce qu’on pourrait appeler des legomena. Les legomena, c’est un participe grec qui désigne les choses dites, et les choses qui se disent. Pour faire moins cuistre et plus français, on pourra appeler ça des parlures ; je m’intéresserai donc et aux poèmes à parlures, qu’on trouve surtout dans Répétitions.
Parlures
Deux exemples, pour commencer. Voici d’abord « L’invention » (ce titre est tout un programme). La troisième section se présente ainsi :
L’art d’aimer, l’art libéral, l’art de bien mourir, l’art de penser, l’art incohérent, l’art de fumer, l’art de jouir, l’art du moyen âge, l’art décoratif, l’art de raisonner, l’art de bien raisonner, l’art poétique, l’art mécanique, l’art érotique, l’art d’être grand-père, l’art de la danse, l’art de voir, l’art d’agrément, l’art de caresser, l’art japonais, l’art de jouer, l’art de manger, l’art de torturer.
Un autre exemple est fourni par le premier des deux poèmes qui portent le titre de « Nul » :
Ce qui se dit : J’ai traversé la rue pour ne plus être au soleil. Il fait trop chaud, même à l’ombre. Il y a la rue, quatre étages et ma fenêtre au soleil. Une casquette sur la tête, une casquette à la main, il vient me serrer la main. Voulez-vous ne pas crier comme ça, c’est de la folie !
Des aveugles invisibles préparent les linges du sommeil. La nuit, la lune et leur coeur se poursuivent.
À son tour un cri : « l’empreinte, l’empreinte, je ne vois plus l’empreinte. À la fin, je ne puis plus compter sur vous ! »
Le premier texte cité est une liste : une liste de locutions formées avec l’art, une liste de différents arts. Cette liste, dont on connaît deux variantes (ce sont deux ajouts) est présentée sans commentaire, sans introduction ni conclusion, sauf à considérer comme telle la phrase énigmatique (et surprenante, chez ce poète de l’amour) qui vient ensuite et qui termine le poème après un astérisque :
Je n’ai pourtant jamais trouvé ce que j’écris dans ce que j’aime.
Si l’on admet qu’il subsiste dans « L’invention » quelque chose d’un « poème à sujet », comme dit Eluard dans la lettre à Doucet, et que le sujet (désigné par le titre) serait l’invention, l’écriture, la poésie, on peut admettre que la liste de locutions est un moyen de questionner (avec humour, de manière rêveuse, non conceptuelle, non conclusive) ce mot : l‘art ; et une manière aussi d’en moquer le prestige, de le faire descendre du piédestal sur lequel le XIXe siècle l’a juché, de le « déposer » comme dit Anne Cauquelin à propos de l’art contemporain. « L’art incohérent » est une allusion au mouvement artistique ainsi nommé dans les années 1880, et qui se fit notamment remarquer par une exposition de «dessins exécutés par des gens ne sachant pas dessiner » (les lauréats étaient récompensés par une médaille en chocolat). Est-ce une façon de convenir d’une sympathie pour ce mouvement ? D’une éventuelle incohérence de certains poèmes du recueil? D’inviter à méditer leur proximité avec le projet de Novalis tel qu’il s’énonce dans les Derniers fragments : « Des poèmes tout simplement harmonieux et pleins de beauté verbale, mais sans cohérence ni sens aucun, avec tout au plus deux ou trois strophes intelligibles…5» Ce qui est sûr c’est que « L’invention » s’ouvre par ces deux vers:
La droite laisse couler du sable
Toutes les transformations sont possibles
Si la droite est la main droite, celle qui écrit, alors le sable doit désigner le poème, un poème fluide et plastique, propre à prendre toutes les formes, à rebours des diamants, émaux et camées affectionnés par les poètes parnassiens ou même par Baudelaire (« Je suis belle ô mortels comme un rêve de pierre »). Fin de l’âge de la pierre : voici venu le temps du sable. Le poème cesse d’être forme précieuse pour devenir matière fluide et commune. Parmi les constantes de la poétique (sinon de la poésie) d’Eluard, il y a cet éloignement, cette aversion, à l’égard des formes trop formées. « Parlez moi des formes, j’ai grand besoin d’inquiétude 6 ». Peu de poètes moins formalistes. Meschonnic parlait naguère (et à propos d’Eluard, entre autres) de forme-sens ; on pourrait dire avec non moins de raison que bien des poèmes d’Eluard s’exposent, et nous exposent non pas à l’informe et à l’insensé (ce sont là des notions qui orientent vers le sublime, et le sublime n’est pas le registre préféré d’Eluard, du moins de l’Eluard de Répétitions) mais à une défection simultanée de la forme et du sens, peut-être à la débâcle (je reprends ce mot aux Notes sur la poésie)de la forme et du sens : des formes non formées, ou à peine, des sens esquissés comme des pseudopodes qui font bosse sur un protoplasme avant d’y rentrer, de s’y confondre à nouveau et de reparaître ailleurs, autrement.
Au demeurant, l’interprétation méta-poétique n’épuise pas les possibles de ce collage. La manière dont la liste est construite (ouvrant sur l’art d’aimer et clôturant sur l’art de torturer) peut aussi se lire comme allusion à une aventure amoureuse qui tourne à l’aigre. Mais expérience amoureuse et expérience poétique sont étroitement imbriquées tout au long de ce livre; et « L’invention » fait une large place à la mélancolie et à la négativité (« Le désespoir a rompu tous ses liens/ Et porte ses mains à sa tête »).
Nul
J’en viens au second de mes deux exemples : « Nul ». La première section est une liste, à nouveau: une liste non plus de locutions, mais de choses « qui se disent ». On parle de « choses vues », il y a un livre de Hugo qui porte ce titre. Il s’agit ici d’un échantillonnage (un sampling ?) de « choses entendues ». De même la dernière séquence -entre guillemets. Celle du milieu est différente ; j’en dirai un mot tout à l’heure.
Le poème s’appelle « Nul ». Dans une première version, d’ailleurs sensiblement différente 7, il s’intitulait « Grotesques ». Faut-il en déduire que ces citations, ces legomena, prêtent à rire ? Impossible à croire. Tout ce que nous savons d’Eluard et du modernisme dans lequel il s’inscrit dément cette hypothèse.
Le collage de « choses dites » dans le poème est évidemment analogue (comme Tzara l’a lui-même suggéré) au collage inventé par Braque et Picasso vers 1911 (introduction dans l’œuvre de vrais morceaux de papier peint, de toile cirée, de journal) et s’inscrit dans la lignée des poèmes conversation d’Apollinaire, du Panama de Cendrars (où est notamment collée une pleine page de publicité -en anglais- pour la ville de Denver).
Par ailleurs, et indépendamment de la technique du collage, la question de l’inscription de la parole commune dans le texte littéraire en général, et dans le poème en particulier, est une question récurrente depuis la seconde moitié du XIXe siècle : voir Flaubert, L. Bloy, Schwob, Gourmont etc. Elle touche (comme ici) à la question du quotidien, de la vie quotidienne (qui sera une des questions essentielles du surréalisme) et à celle du lieu commun, qui est la préoccupation de Paulhan. On connaît son travail sur les proverbes malgaches. On connaît moins la revue Le Spectateur, qui a paru de 1909 à 1914 : il était membre du comité de rédaction. Le projet de la revue (58 numéros jusqu’à la guerre) s’inscrit dans la lignée de Taine : il s’agit «d’étudier l’intelligence et ses lois », de conduire une « étude critique des raisonnements quels qu’ils soient », et surtout de ceux qui se traduisent dans la pratique, dans les régions les plus modestes de la vie quotidienne : une des caractéristiques de la pensée moderne (disent-ils) est en effet « de ne rien considérer comme indigne d’elle ». C’est sans doute la raison pour laquelle on trouve dans Le Spectateur des travaux sur « la publicité commerciale » ; sur « la puissance de séduction de la réclame »; sur « la conversation et le langage concret ». Dans Proverbe, la revue d’Eluard à laquelle Paulhan collabore très activement, on trouve aussi des « annonces », phrases ou lambeaux de textes prélevés dans les journaux et maltraités de diverses façons. Ainsi cette phrase solennelle et ridicule trouvée dans l’Intransigeant : « Il faut violer les règles, oui, mais pour les violer il faut les connaître » qui est reprise puis tordue de diverses façons (« il faut régler la connaissance oui, mais pour la régler il faut la violer » ; « il faut connaître les viols, oui, mais pour les connaître il faut les régler » etc.) On impute cela d’habitude au nihilisme dada : il s’agirait de manifester l’absurdité du langage, et d’étendre l’empire de la dérision. Il s’agit de tout autre chose.
Ce qui intéresse Paulhan, et (je crois) Eluard à sa suite, c’est le rapport de la pensée et du langage. Dans un article sur les Poésies d’Isidore Ducasse, Paulhan écrit en 1920 que les romantiques faisaient confiance au langage, ils pensaient « que le langage par nature porte sens, il est de la race de la pensée » ; pour eux, la question du langage ne se pose pas, langage et pensée sont une même chose. Pour leurs successeurs au contraire, les mots (et c’est Eluard lui-même qui reprend dans une de ses lettres cette formule qu’il vient de lire sous la plume de son ami) sont « une matière à réduire, et difficile». Les opérations conduites dans Proverbe, et dans certains poèmes de Répétitions, ont pour but et pour effet de décoller le langage de la pensée, de manière à « faire voir la vitre » en troublant sa transparence, de rendre sensible à tout un chacun la présence du médium langagier, de « faire voir le langage ». C’est ce qui apparaît de manière particulièrement claire il me semble dans les opérations d’amputation graduelle qu’on trouve dans Proverbe, et qui nous amène progressivement de Tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se casse, à Tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle casse, Tant va la cruche à l’eau qu’elle casse, Tant va la cruche qu’elle casse, Tant la cruche qu’elle casse, Tant qu’elle casse, Tant… (des exercices d’amputation apparaissent aussi dans Répétitions : voir en particulier « A la minute » ou « Œil de sourd »).
A ces considérations, il faut ajouter dans le cas de « Nul » la séduction de ce que ces phrases comportent parfois d’incongru (l’homme aux deux casquettes, comme il y a chez Claudel un homme aux deux cravates), de certains raccourcis plaisants qu’autorise la langue orale (« Il y a la rue, quatre étages et ma fenêtre au soleil »). Tout cela ne va pas sans un sourire: sourire de sympathie à l’égard des parlures et du parleur de parlures, de «l’homme du commun » qui les parle. Ces lambeaux disent l’intérêt, l’attention, l’affection qu’attirent ce que le poème « Jour de tout » (il figure dans les « Nouveaux poèmes », mais il était déjà dans Les Nécessités de la vie, il n’est pas postérieur à 1921) appelle les « mots ignorés de la plume ». Ces phrases entendues pourraient être rapprochées de certains dialogues des récits de Paulhan, dans Le Guerrier Appliqué, par exemple, qui donnent à entendre une parole « populaire » bien différente de celle qui est accréditée par les romans naturalistes. Ni brute, ni brutale, ni violente, ni grossière : déliée, au contraire, subtile, singulière, inventive.
Ce que je viens d’indiquer ainsi rapidement, on peut tenter de le préciser à l’aide de ces lettres de l’immédiat après-guerre qui se réfèrent de manière récurrente à « tous les hommes ». Proverbe, écrit par exemple Eluard, sera « pour tous les hommes 8» ; ou bien encore, en réponse aux demandes d’éclaircissement de Paulhan, « nous travaillons sur un résultat acquis par tous les hommes ». Il dit exactement, et ceci peut surprendre de la part du directeur d’une revue réputée dadaïste « tous les hommes ordinaires, raisonnables », « ces hommes parlent selon leur pensée, leurs connaissances et le bon sens établi » (ibid. p. 41). Quelques semaines plus tard, dans une lettre lestée de quelques poèmes des Animaux et leurs hommes, il formule cette prophétie (cette utopie : la poétique d’Eluard s’écrit souvent au futur, elle a souvent la couleur de l’utopie) dont la première moitié au moins éclaire les poèmes à parlures : « tout le langage sera poème humain et viendra au secours de l’homme » (ibid. p. 46).
Dans ces mêmes lettres, Eluard manifeste son désir d’abdiquer toute personnalité. Sommé de s’expliquer, il dit vouloir « n’occuper aucune place, n’avoir de nom que semblable à tous les autres noms, ne dire que ce qui devrait être pour tous les hommes », il invoque «l’humble et raisonnable recherche de ce lien qui nous unit » (ibid. p. 36). Ces phrases datent de février 1919. Eluard s’écartera ensuite de ce langage d’enfant sage (« Soyons sages, honnêtes », ibid. p. 45, mars 1919) ; mais la sentence d’Isidore Ducasse qu’il se plaira alors à citer: « la poésie doit être faite par tous. Non par un », plus énergique, certes, plus offensive, moins sentimentale, porte-t-elle un sens vraiment différent?
La poésie d’Eluard ne veut pas être l’expression d’une singularité personnelle : « Je suis vraiment en colère de parler seul », dit un vers de « Sans musique ». Et il n’est pas surprenant que cette colère contre la solitude de la parole, ce désir d’abdiquer toute personnalité (que Paulhan juge excessif) passent par un renoncement à la singularité de la parole ; pas surprenant que cette colère et ce désir fassent bon ménage avec l’attention aux legomena, avec le goût des parlures, des proverbes, des phrases qui courent les rues. Rien de moins aristocratique, semble-t-il, que la poésie d’Eluard. Elle s’est parfois voulue révolutionnaire, elle a été perçue comme telle; elle peut apparaître aujourd’hui comme la contemporaine de l’école communale et du suffrage universel.
Coupé-collé
Dans « Nul », les parlures sont situées aux deux extrémités du poème. Quant à la séquence du milieu, qui du reste n’a pas toujours été placée là (elle a d’abord été la section 1, puis la section 2 de l’autre poème qui porte le même titre 9) elle semble bien plus conforme que ses deux voisines aux usages (aux codes?) alors dominants de la poéticité. Ces « aveugles invisibles » qui « préparent les linges du sommeil » auraient pu être symbolistes ; ils ne détoneraient pas dans un poème de Maeterlinck. En plaçant ces « phrases poétiques » au milieu des parlures, Eluard travaille dans le sens de l’hétérogène. Cherche-t-il un désaccord ? Cherche-t-il à forcer un accord ? S’agit-il de faire reconnaître la poéticité des parlures en les confrontant à des phrases qui seront spontanément reçues comme poétiques et qui sont mises sur le même plan ? A nouveau, la question de l’unité est posée 10.
En fait, ces deux phrases sont tirées d’une lettre : une lettre envoyée par Eluard à Tzara depuis Tarrenz, dans le Tyrol le 21 octobre 1921, et légèrement retouchée, légèrement coupée: « Comme l’on dort bien ici, le pays doit être plein d’aveugles invisibles qui préparent les linges du sommeil. Le soir, tous ces soirs splendides, la lune et leur cœur se poursuivent » 11.
Cet emprunt suggère une réponse aux questions que je posais à l’instant. Elle confirme que le poème (ce poème au moins) comme les œuvres d’Ernst qui illustrent la première édition du livre, est un collage d’éléments préexistants. Rien à voir avec l’écriture automatique, qui est un flux indiscontinu. Le poème n’est pas non plus (comme le voulait une tradition romantique) le fruit d’un développement organique, il ne se développe pas à la façon d’une plante : il résulte d’un assemblage. Plus précisément (et en cela, la ressemblance avec Ernst se précise) il résulte de l’assemblage de phrases coupées. Avant la colle, les ciseaux.
Et quant à la colle : il n’y a pas d’un côté le quotidien (les parlures) et de l’autre une phrase poétique, comme une fleur parfumée au milieu des trivialités. Il y a le poétique quotidien (les parlures) et le quotidien poétique (une lettre). Il y a ma parole et la parole d’autrui, « ce qui se dit » et ce que je dis, côte à côte, sur un même plan.
On trouve, dans une lettre de 1938 à Paulhan, l’expression d’un vœu dont la formulation limpide ne dissipe pas entièrement le caractère énigmatique: « Ce que je dis, je souhaite de toutes mes forces qu’on ait déjà cru l’entendre, mais pas de moi »12.
Que dit cette phrase, au juste? Que l’énoncé poétique serait « sans sujet », comme on aimait à dire à l’époque structuraliste ? La sentence, toutefois n’indique pas un fait, une vérité poétologique, elle fait l’aveu d’un désir : « je souhaite de toutes mes forces ». Et le désir c’est que quand je parle, on entende aussi, en même temps, un autre que moi; ou plutôt, c’est que quand je parle, on croie entendre aussi un autre, qui reste anonyme.
On croie entendre. La réception du poème (car c’est bien de cela qu’il s’agit : de la réception du poème, non de production ou de « création ») est, doit être, affectée d’incertitude. Il en va du lecteur comme de celui qui éprouve devant une scène, un paysage, un sentiment de déjà vu ou de déjà vécu, sans parvenir à préciser ni le temps, ni le lieu de cette aperception antérieure, qui peut-être n’a eu lieu qu’en rêve. Poétique non pas la parole qui fait nouveauté, qui inaugure; mais celle au contraire où tremble l’écho d’une parole antécédente, et qui sortait d’une autre bouche, qui était la parole d’un autre anonyme. Ainsi serait conjurée la solitude de la parole. Les mots, comme on le lira dans L’Amour la Poésie, «ne sont plus à personne 13 ». Le poème n’est pas écrit pour ouvrir sur une conscience singulière, ni même sur l’inconscient ou l’imaginaire d’un sujet qui ne serait semblable à aucun autre. Il ouvre sur une parole sans origine assignable, « éparse dans les bouches », disait déjà Hugo : une parole « errante qu’on recueille// Entrecoupée 14. », quelque chose qu’on pourrait comparer dans l’ordre social et humain à ce qu’est dans l’ordre cosmique le bruit de fond de l’univers, ce que les astrophysiciens appellent Cosmic Microwave Background, le Fond diffus cosmologique.
Parler seul ?
Au demeurant, il est utile de rappeler comment cette phrase que je viens de commenter arrive sous la plume d’Eluard. C’est en mars 1938, quelques jours à peine après la parution en librairie de Cours Naturel. Elle répond à une lettre à Paulhan, qui est perdue, mais qui contenait (on le sait par la réponse) un mélange d’éloges et de reproches. Ce que pouvait être ce mélange, on le devine. Quelques semaines après la lettre, en effet, en juin 1938, la NRF publie une note de Jean Guérin (c’est-à-dire Paulhan) à propos de Cours Naturel: « Plus Eluard fait bref, meilleur il est. Il est ici excellent : le Pétrarque moderne ». Quelques mois plus tard, en mars 1939, Eluard répond d’un ton pincé à Paulhan qui vient de le qualifier de poète « raffiné, difficile, rare ». (Et ce peut-être l’occasion de se souvenir que dès 1928, dans la note de la NRF qui rendait compte, très élogieusement, de la publication de Capitale de la Douleur, Gabriel Bounoure avait parlé, à propos des récits de rêve en particulier, de « l’art si savant, trop savant » d’Eluard 15 ; mais l’unique numéro du Cœur à Barbe, en 1922, avait reproché déjà à Répétitions « une perfection qui pourrait être dangereuse » ; Hervé Carn en 1995 parle de sa « virtuosité »16)
Ainsi donc, ce poète de la parole commune, ce poète des parlures, qui se réclame volontiers d’un arte povera, qui se félicite du petit nombre de mots dont il use dans ses poèmes, qui ne se veut surtout pas artiste, voilà ses écrits chargés de vertus qui semblent contredire l’un des rares articles de sa poétique explicite; le voici donné pour un artiste savant et même « trop savant », pour le praticien d’un art aristocratique qui renouerait avec « l’art de pétrarquiser ». Que Paulhan (non Bounoure) mette de la malice dans ces jugements énoncés à un moment (1938) où Eluard en train de se rapprocher du parti communiste, vient d’écrire un poème militant sur Guernica, c’est très clair, mais c’est secondaire.
Ce qui importe, c’est que de tels jugements (nullement exceptionnels, on l’a vu) ne sont pas aberrants. Ils peuvent être relativisés, ils ne sont pas dénués de fondements. La difficulté de ce poète réputé « facile » (à cause en particulier d’un poème de Répétitions constitué tout entier par une prosopopée de la parole : mais la prosopopée est par excellence une figure savante), les candidats à l’agrégation 2014 ne les contesteront pas. Et dans Capitale de la Douleur, est-ce que des vers comme
Parfums éclos d’une couvée d’aurores
Qui gît toujours sur la paille des astres
ne peuvent pas être dits « pétrarquistes » ? (Et je pense aussi à un monostiche qui n’est pas dans Capitale, mais dans Au défaut du silence : « Pleure, les larmes sont les pétales du cœur 17 »).
On dira que ce pétrarquisme est circonscrit, localisé dans un nombre réduit de poèmes. C’est vrai ; cependant, en lisant Capitale de la Douleur, ou d’autres recueils d’Eluard, c’est à chaque page, ou peu s’en faut, que le lecteur est confronté à de petits morceaux de langage qui bien loin d’être des parlures, des manières de parler communes, sont au contraire des hapax, aussitôt ressentis comme tels, des singularités qui, pour user d’une langue sans complexités syntaxiques, sans raretés lexicales, nous confrontent néanmoins à des séquences absolument inattendues, à des syntagmes parfaitement déroutants. Ces syntagmes, on peut les ranger parfois sous une étiquette vague à souhait, et donc commode, d’« image »: « la maison du rire », « les coqs des vagues », « les épines de l’orage », on peut appeler ça des images… Mais on ne se débarrassera pas de toutes les étrangetés en les jetant dans ce fourre-tout : « toutes mes petites amies sont bossues », « tous mes animaux sont obligatoires » (« L’Habitude ») ce sont des séquences déroutantes, hautement improbables, « agrammaticales», aurait dit Riffaterre. Mais le mot « images», si accueillant et œcuménique qu’il soit leur convient mal. Même remarque pour « faire rire la certaine », « son corps était en ordre » etc.
Des séquences telles que celles-ci, en tout cas, n’ont aucune chance de se rencontrer dans la bouche de l’homme de la rue, de ceux qui parlent « selon le bon sens établi », pour citer à nouveau une lettre à Paulhan de 1919. Le lecteur se trouve confronté à des poèmes, ou fragments de poèmes, qui paraissent non pas du tout « chercher le lien qui nous unit », mais rompre, au contraire, un tel lien ; confronté non pas du tout à des propos « qu’on aurait déjà cru entendre », mais à de l’inouï, au contraire, à un propos qu’on est bien sûr de n’avoir jamais entendu, et même à des propos qu’on aurait cru ne jamais pouvoir entendre, à des séquences impossibles. (C’est par excellence le cas de « la terre est bleue comme une orange », l’un des vers les plus connus d’Eluard qui semble écrit tout exprès pour offenser le « bon sens établi ».)
Paroles énigmatiques, lambeaux de langue privée, morceaux d’idiolecte dans l’intelligence desquels le lecteur n’a pas les moyens d’entrer. « Faut-il croire que je ne ressemble à personne ? 18» Rimbaud disait: « J’ai seul la clé de cette parade sauvage ». La sauvagerie est peu sensible chez Éluard ; mais les poèmes en prose des « Nouveaux poèmes », en particulier, qui ressemblent parfois aux proses des Illuminations par une certaine couleur allégorique, peuvent apparaître eux aussi comme un défi ou une nargue au lecteur. Celui qui tient la plume a-t-il organisé le secret ? Cette parole dont il souhaite (dit-il) qu’on ait déjà cru l’entendre, il semble maintes fois faire son possible pour qu’on ne puisse pas l’entendre. Non seulement il ne donne pas les clés, mais il les cache.
Une rumeur raconte qu’il aurait écrit le second des « Petits justes »
Pourquoi suis-je si belle ?
Parce que mon maître me lave.
en pensant à la chienne de la maison. Le fait est que dans un recueil amoureux, ce n’est pas là l’idée qui vient d’abord à l’esprit. Le lecteur identifie nécessairement cette « belle » avec la dilecta : et se trouve bien embarrassé avec ce « maître » (au lieu d’une maîtresse) et ce lavage (au lieu du bain, seul autorisé à une belle). Si la rumeur est fondée, et elle est très vraisemblable, le poème est disposé comme un leurre ; le poète joue avec son lecteur et se joue de lui, qui n’est pas dans la connivence. Dans le Manifeste Dada 1918 , qui avait tellement enthousiasmé les futurs surréalistes, on avait pu lire cette double sentence : « L’art est une chose privée, l’artiste le fait pour lui; une œuvre compréhensible est produit de journaliste ».
D’une part, donc, «ce que je dis » est privé, incompréhensible, pour moi seul ; d’autre part, ce que je dis est, doit être, « pour tous les hommes », il faut que le lecteur (confusément) le reconnaisse. D’une part, il y a une solitude de la parole ; d’autre part, il y a, il faut qu’il y ait, un partage de la parole. L’hapax, l’image rare, la séquence inouïe, le vers « agrammatical » n’est pas fait pour rester séparé, pour demeurer « à jamais incompris » comme l’écrit Tzara encore dans ce même manifeste que je viens de citer.
Peut-on dire pour autant qu’il serait fait pour être « compris »? « Ce que je dis, je souhaite de toutes mes forces qu’on ait déjà cru l’entendre». Ce que vise Eluard n’appartient pas au champ de l’entendement, de la conscience claire, de la pensée analytique. « Croire entendre », croire qu’on a déjà entendu, ce n’est pas déchiffrer, ce n’est pas comprendre, ce n’est pas affaire d’intelligence. Le désir qu’exprime Eluard, ce n’est pas le désir que sa parole soit comprise, si cela signifie que l’opacité qu’elle comporte devrait être dissoute et convertie en transparence.
Eluard, disait justement Bounoure, « ne cherche pas à savoir quelle interprétation convient à ce message, rébus d’images 19 ». Et le désir n’est pas non plus celui d’une communion intersubjective, qui est hors de portée. Le désir, c’est que cette parole résonne : qu’elle résonne dans la mémoire de l’auditeur ou du lecteur, c’est-à-dire dans l’épaisseur du temps (il faut qu’il ait le sentiment de l’avoir entendue déjà) ; et qu’elle résonne aussi entre les hommes car il faut l’avoir entendue d’un autre, il faut que cette parole privée, intime, pour obscure et peut-être inintelligible qu’elle soit, ne demeure pas la parole d’un seul, qu’elle ne reste étrangère absolument, et sans accès.
Cette privauté, cette intimité d’où vient la parole et en direction de laquelle elle fait signe, il n’est pas assuré qu’elle puisse être partagée ; il faut à tout le moins qu’elle soit éprouvée comme partageable.
Claude-Pierre Pérez (Aix-Marseille Université, CIELAM)
NOTES
1 Cité dans Nicole Boulestreau : La Poésie de Paul Eluard, Klincksieck, 1985, p.115.
2 Vous aviez mon cœur/Moi j’avais le vôtre/ Un cœur pour un cœur/ Bonheur pour bonheur. V. Paul Eluard, Oeuvres complètes, Gallimard, B. de la Pléiade, vol.I, p. 1350.
3 Paul Eluard & Jean Paulhan : Correspondance, 1919-1944, éd. C.P. Pérez et O. Felgine, Claire Paulhan, 2003 (désormais Corr JP-PE).
4 Paul Eluard, op. cit. , vol. 1 , p. 1342.
5 Novalis, Fragments, Aubier, 1973, trad. Armel Guerne, fr. n° 188. V. aussi la citation des Fragments dans Donner à voir : « Rien n’est plus poétique que […] tous les mélanges hétérogènes » , OC I, 965.
6 « Pour se prendre au piège », Capitale de la Douleur, Poésie-Gallimard, p. 55.
7 Corr JP-PE, p. 103. La section 2 est manquante, remplacée par un texte tout autre ; il y a aussi une section 4.
8 Corr JP-PE, p. 40
9 V. Corr JP-PE, p. 103 et les notes.
10 « Rien n’est plus poétique que toutes les transitions, tous les mélanges hétérogènes », disait Novalis cité dans Donner à voir, Eluard, OC, I, 965.
11 R. Valette : Eluard, Livre d’identité, Tchou, 1967, p. 40.
12 Corr. JP-PE, p. 129.
13 « J’écoute tous les mots que j’ai su inspirer/ Et qui ne sont plus à personne »
14 La Fin de Satan, NRF/Poésie, Gallimard, 1998, p. 179
15 Texte repris dans Gabriel Bounoure : Marelles sur le parvis, Plon, 1958, p. 265. Commentant « La Dame de Carreau » (dans Les Dessous d’une vie) récit de rêve qu’il définit comme un rêve feint, il écrit : « moins un artiste qui s’y ajoute, le rêve n’est rien (…) Éluard rêve, sans doute, mais sachant qu’il rêve et pour en écrire. Eluard est arrivé à n’avoir plus que des rêves poétiques. Qualis artifex… » Il le voit « entièrement maître de ses moyens d’expression qui annexent à l’art un domaine reculé».
16 Dans B. Noël : Qu’est-ce que la poésie ? J.-M. Place, 1995.
17 Eluard, OC, I, 168
18 « Pour se prendre au piège », op. cit. p. 55.
19 G. Bounoure, op. cit. p. 265.