Du livre ouvert au livre fermé : Eluard à rebours

Jean-François Puff

Jean-François Puff, « Du livre ouvert au livre fermé : Eluard à rebours »
Fabula / Les colloques, Eluard, Capitale de la douleur

Par certains aspects, l’œuvre poétique d’Eluard manifeste une grande unité, une continuité sur les plans formel, rhétorique et thématique : ainsi Michel Murat fait-il remarquer avec raison le caractère emblématique du poème « Pour vivre ici », composé en 1918 et publié seulement en 1940, dans le recueil Le livre ouvert, sans dépareiller ce dernier 1. La méthode critique de Jean-Pierre Richard, qui présente l’ « univers imaginaire » d’un écrivain comme permanence d’une organisation dynamique du sensible, et qui s’appuie dans son article sur Eluard sur un Choix de poèmes paru en 1951, semble de fait particulièrement pertinente. Il n’en demeure pas moins que le critique ne peut manquer d’enregistrer une évolution dans l’œuvre, sous la double pression d’événements d’ordre biographique et historique, ce qui n’est qu’exceptionnellement le cas dans les Onze études sur la poésie moderne 2. Il existe de fait une évolution, à la fois esthétique et éthique, dans l’œuvre d’Eluard et dans la vie de poète qui s’y trouve présentée, qu’on ne saurait ignorer sans perdre le sens de l’œuvre. Les amours du poète nous font passer de Gala à Nusch, comme on passe chez Ronsard de Cassandre à Marie ; et parallèlement, l’on peut dire que Le livre ouvert, dont les recueils qui le constituent ont paru entre 1938 et 1944, représente l’aboutissement d’une entreprise poétique dont la finalité explicite est de surmonter le négatif – qu’il s’agisse du négatif historique – en l’occurrence, la guerre et le fascisme, auquel on peut opposer l’espérance communiste – ou d’un négatif existentiel – le vieillir, le mauvais vouloir – auquel est opposé l’amour, l’amour qui dure au cœur, la fontaine de jouvence. Le poète propose ainsi à son lecteur l’exemplaire vie d’un homme, exemple dont le sens qu’il nous livre n’est rien moins que la possibilité du bonheur. « Le poète est celui qui inspire bien plus que celui qui est inspiré 3 » : telle est bien la formule essentielle de la poétique d’Eluard, que la mort de Nusch assombrira sans l’effacer.

Le bonheur dont il est question se traduit dans l’œuvre, on le sait, par un terme qui a un double sens, éthique et esthétique : il s’agit de l’adjectif « facile », qui donne son titre à une section du recueil Les Yeux fertiles, mais que l’on rencontre déjà dans Capitale de la douleur (21). Y compris à partir des Yeux fertiles, le facile n’est pourtant pas simplement ce qui est donné, mais ce qui s’atteint, au cœur de la difficulté, au terme d’un effort de bon gouvernement de soi. Il n’en demeure pas moins que la poésie du Livre ouvert est caractéristique d’une limpidité qui a pu créer la doxa d’un Eluard « facile » au sens commun du terme, plus justement d’une poésie qui s’inscrirait dans la tradition médiévale du trobar leu tel que le poète Jacques Roubaud le définit dans son essai La fleur inverse 4 : une poésie claire, destinée à être chantée par tous ; une poésie dans laquelle les antinomies caractéristiques de la lyrique amoureuse sont clairement distinctes les unes des autres. L’expérience de lecture de Capitale de la douleur est évidemment tout autre : il ne s’agit pas d’un livre ouvert, mais au contraire d’un livre fermé, hermétique, qui en cela relève du trobar clus, toujours selon Roubaud. Non pas seulement du fait de sa difficulté, donc : mais aussi du fait du caractère inextricable des antinomies, qui présentent la douleur dans la joie et la douleur dans la joie, soit l’effet d’une belle dame sans merci,  qui fait à la fois « pleurer et rire » (56), et « mourir de ne pas mourir ».

La thèse qui sera soutenue ici est que les deux livres, Capitale de la douleur et Le livre ouvert, qui se situent aux deux points opposés d’une trajectoire, s’éclairent l’un par l’autre, dès lors qu’on les place en miroir : la douleur qui s’exprime dans le recueil de 1926 est précisément ce qui devra être surmonté, supprimé, dans les recueils ultérieurs. Mais plus précisément – pour se placer dans un regard rétrospectif – il faut voir dans quelle mesure, par rapport au recueil Le livre ouvert, une identique postulation de bonheur est à la fois détruite et affirmée dans Capitale de la douleur, sans pour autant qu’il s’y voie mise en œuvre une dialectique permettant de dépasser ces oppositions. Capitale de la douleur reste le livre fermé des contradictions ouvertes, simplement juxtaposées ; mais pourtant tous les éléments sont là, du trajet ultérieur : le livre présente une dialectique en morceaux.

Mon point de départ, pour le montrer, sera la question : « de quoi Gala est-elle le nom, dans le recueil d’Eluard ? » Pour y répondre, je vais d’abord tenter d’établir un portrait moral de la figure ainsi nommée. Précisons qu’il ne s’agit pas d’expliquer l’œuvre par ses circonstances – ce qui d’ailleurs n’explique rien – mais de voir précisément quelle figure de femme construisent les poèmes ; cela dit, on perdrait trop à ne pas mettre en relation l’élaboration d’une telle figure avec l’expérience de celui qui écrit – en l’occurrence, avec une expérience du désir : celle-ci est en quelque sorte la matière première, la « substance éthique », pour le dire dans les termes de Foucault, sur laquelle s’exerce la pratique poétique ; en cela elle est fondatrice d’un rapport à soi qui passe par l’épreuve de la dépossession et de la destruction. C’est de la poésie lyrique d’Eluard comme mode de subjectivation qu’il sera ici question.

À propos de Gala, donc, il apparaît vite qu’on se trouve confronté à une personnalité insaisissable, pour deux raisons différentes, qui ne sont contradictoires qu’en apparence : d’une part, Gala est un être fondamentalement instable, mobile, superficiel ; d’autre part, Gala est un être fermé. Chacun de ces deux traits regroupe un faisceau de qualités qui sont toutes caractérisées par la négativité.

Premier point, donc, le caractère changeant de la figure ; « Toutes les transformations sont possibles » (16), écrit le poète ; et plus précisément, dans « Raison de plus » :

Autour de la bouche

Son rire est toujours différent,

C’est un plaisir, c’est un loisir, c’est un tourment,

C’est une folle, c’est la fleur, une créole qui passe.

La nudité, jamais la même. (39)

Ce caractère changeant, contradictoire, se double d’une légèreté qui va jusqu’à la superficialité (« Suite ») :

Pour l’éclat du jour des bonheurs en l’air

Pour vivre aisément des goûts des couleurs

Pour se régaler des amours pour rire

Pour ouvrir les yeux au dernier instant

Elle a toutes les complaisances. (14)

Gala est ouverte à tous les plaisirs ; elle ne fixe sur aucun : le caprice fait la loi. Narcissique, elle rapporte tout à elle, « Elle imagine que l’horizon a pour elle dénoué sa ceinture » (37) ; impudique, elle se dévoile à tous : il y a « La chair que l’on montre aux curieux » (37), les « Étoiles de son cœur aux yeux de tout le monde » (71). Éclate en elle  soudainement de la bestialité – elle est la « bête nue » (70) dont « l’incendie animal […] dévorera en un clin de retour de flamme [la] grâce de la Sainte-Claire » (111). Pourtant, quoique « aimant l’amour » comme le poète, Gala ne se donne jamais entièrement ; elle prend ou elle se prête : « Venez à moi » (dit-elle) « si je vais à vous c’est un jeu » (19).

Cette appétence qui se porte jusqu’au déchaînement, elle coïncide pourtant avec le caractère fondamentalement fermé de la figure : « Aveugle silencieuse / Elle est partout semblable et vide. » (46) Il faut sans doute entendre « semblable » comme un terme de comparaison manifestant la puissance de métamorphose de celle qui semble n’être rien par elle-même : elle est « aveugle » – on sait l’importance du regard dans la poétique d’Eluard – et « silencieuse », ce qui renvoie au « vide » qu’on peut interpréter comme un vide intérieur. Le thème est récurrent : Gala est « Celle qui n’a pas la parole » (71) ; or :

Les muets sont des menteurs, parle.

Je suis vraiment en colère de parler seul

Et ma parole

Éveille des erreurs

Mon petit cœur. (35)

À cette vacuité que protège le silence s’associe l’insensibilité ; Gala a le regard glacial, comme le signifie l’hypallage : « Elle avait dans la tranquillité de son corps / Une petite boule de neige couleur d’œil » (28) ; l’immobilité de la glace conduit à la pétrification, la juxtaposition faisant image : « beauté des yeux, beauté des pierres, / Celle des gouttes d’eau, des perles en placards » (51). Ce qui renvoie au thème récurrent – et baudelairien – de la statue, qu’on rencontre notamment dans le même poème de « L’égalité des sexes », ou encore dans « Absences » :

Elle est plus belle que les figures des gradins,

Elle est plus dure,

Elle est en bas avec les pierres et les ombres. (92)

On notera la syllepse sur l’adjectif « dure », à entendre à la fois dans le sens propre et le sens moral. Alors, Gala ne joue plus, comme dans sa postulation métamorphique, elle ne se donne plus par légèreté, mais par condescendance hautaine : « La vertu se fait l’aumône de ses seins » (92).

Voilà qui justifie  que passe dans le poème une figure qui est l’objectivation de la négativité – cela même, donc, dont Gala est le nom :

Une femme au cœur pâle

Met la nuit dans ses habits.

L’amour a découvert la nuit

Sur ses seins impalpables. (53 « Au cœur de mon amour »)

Une figure identique est présentée, dans une ironie amère, à la fin de « Entre autres » (61) ; c’est « Une femme jeune, grande et belle / En robe noire très décolletée » ; la voyant, le poète a « quitté le monde ». Aussi Gala est-elle bien cette « capitale de la douleur » à laquelle sont dédiés les « Nouveaux poèmes » (« à G. » p. 89) – et dans cet effacement des lettres de la dédicace,  je vois un même vide que dans un effrayant dessin de Max Ernst qu’on peut voir dans l’Album Eluard de la Bibliothèque de la Pléiade, un portrait de Gala au visage sans traits, aux yeux inhumains.

L’attachement du poète, pourtant, son amour ne se démentent pas ; c’est qu’il s’agit en fait d’une possession, d’une passion – charnelle, comme toutes les grandes passions. C’est bien cela que signifie le célèbre poème « L’amoureuse », dans lequel il faut entendre la relation des corps (comme dans la section finale, « L’amour », de L’Immaculée conception) :

Elle est debout sur mes paupières

Et ses cheveux sont dans les miens,

Elle a la forme de mes mains

Elle a la couleur de mes yeux,

[…]

Elle a toujours les yeux ouverts

Et ne me laisse pas dormir. (56)

Le paradoxe de cette possession est que le poète en a une entière conscience ; il est lucide, il « distingue » bien ceci de cela, comme il est dit dans « Ne plus partager », par exemple « le vertige de la liberté » ; au cœur de la folie d’amour il ne perd pas « cette clarté d’homme / qui est la (s)ienne » (89) ; il n’empêche que la passion douloureuse détermine le caractère difficile de cette poésie : comme il est dit dans « L’habitude » (58), au vent qui « se déforme » il faut « un habit sur mesure, / Démesuré » ; le démesuré, le déformé, prennent volontiers dans le recueil la forme d’une fragmentation qui défait la continuité, et partant, l’intelligibilité du discours. C’est notable dans Répétitions, et ses poèmes faits de « copeaux » (dans « L’impatient » ou « À la minute » par exemple). Cette destruction de la parole « de commun échange entre nous » (cf. la préface de Les Animaux et leurs hommes) – on se rappelle que « les muets sont des menteurs » – est à référer directement à la figure de Gala, comme il est explicitement dit dans le poème VIII des « Petits justes » :

Elle a toujours marché sous les arches des nuits

Et partout où elle a passé

Elle a laissé

L’empreinte des choses brisées. (84)

C’est bien ainsi qu’il faut entendre les vers finaux de « L’habitude » : « Voilà pourquoi / Je dis la vérité sans la dire ». L’obscure vérité se présente à nous sous forme d’énigmes, ce qui fait pour partie la difficulté du recueil. Cependant la clarté de la conscience qui ne se perd pas, et que nous avons évoquée déjà, prend aussi forme évidente : et cette évidence, loin d’être devenue la désirable « évidence poétique » qui donne son titre à la conférence de 1936, est signifiée par une figure négative, celle de la nudité. « Nudité de la vérité », dit le titre d’un des poèmes les plus simples et les plus directs du recueil, avec son exergue, « Je le sais bien » (72) : et cette vérité, c’est l’union de l’amour et du désespoir. Le poète dit la vérité nue, il l’objective sous la forme de figures désolées : chacun des arbres de « Perspective » (73) a son sauvage, qui va le dépouiller des feuilles auxquelles il tient ; dès lors « L’arbre, ton ombre, montre sa chair nue : le ciel » (83). L’arbre nu est dépouillé de ces feuilles qui toutes « disent oui » dans le poème à Georges Braque (124) ; et le poème est une « plaie à nu » (30). Ainsi la nudité est-elle dans le recueil un concept, et non pas un état du visible : elle est sans couleurs, et représente la dureté du vrai.

Cette vérité pourtant, il ne faudrait pas croire qu’elle porte seulement sur un objet, l’objet G. : ce que le poète découvre dans l’expérience de la passion, c’est la négativité de son propre désir. Il sait bien qu’il se donne, qu’il se perd, et qu’il souffre ; qu’il se fait lui-même l’artisan de son propre malheur (le premier titre du recueil, on le sait, était « l’art d’être malheureux »), notamment dans son goût de l’amour partagé. Peut-être se voyait-il dans l’enfance et la jeunesse comme un être favorisé dans sa capacité au bonheur (ainsi à propos du tout jeune homme de Clavadel : « Il faut m’avoir connu à cette époque pour m’aimer, / sûr du lendemain » (39)) ; il apprend qu’il a en lui-même de quoi se faire souffrir, il lui donne la forme de ce que toute son œuvre va refuser, à savoir celle de la fatalité : la « dernière parole » de celui qui s’endort – meurt de ne pas mourir – dans « Au cœur de mon amour » est : « Si c’était à recommencer, je te rencontrerai sans te chercher » (54) ; cela fait écho à la chute de « La Dame de carreau » (in Les Dessous d’une vie) : « Les cartes ont dit que je la rencontrerai dans la vie, mais sans la reconnaître. » Et cela se prolonge dans Capitale de la douleur, où l’objet de la voyance en est devenu le sujet, la bouche même de l’oracle : « Elle dit l’avenir. Et je suis chargé de le vérifier » (30 ; on sait que Gala tirait les cartes). Il y a en Gala quelque chose de définitif, de l’ordre de la sentence ou du verdict : « Ta bouche aux lèvres d’or n’est pas en moi pour rire » (136), et le « parfait » qui qualifie dans le vers suivant le sens de ces paroles a bien le sens de l’absolument achevé.  Cette négativité de son propre désir, c’est aussi ce qu’on peut lire dans le titre et le scénario de « Pour se prendre au piège » (55), ou saisir dans la figure de celui qui « joue contre lui-même et gagne » (« Dans le cylindre des tribulations » p. 64) : c’est qu’à ce moment de notre analyse nous pouvons préciser encore ce qu’est Gala, si elle représente bien pour le poète à la fois le plaisir et la destruction, les deux étant considérés en pleine lucidité : Gala est une addiction. Cela se confirme dans la série de poèmes qui évoquent des comportements addictifs, de « L’as de trèfle » à « Boire » en passant par les deux « À la flamme des fouets » : le jeu, l’érotisme, voilà à quoi se mêle Gala ; en son absence, c’est l’alcool ; et, comme dans l’amour charnel après la jouissance  – au sommet de la bataille amoureuse, « quand la saison du sang se fane dans mon cerveau » dit le poète (« Ne plus partager », 89) –  au fond du verre vidé il y a la vérité toute nue, transparente : « Les bouches frappent sur le verre / Comme sur un mort » (104).

D’où l’autodestruction qui hante le recueil : le poète s’annihile, il se place lui-même dans l’état contre lequel toute son œuvre proteste. Ainsi, comme le montre Jean-Pierre Richard, l’œuvre d’Eluard est ouverture au monde : ici le poète s’enferme dans l’intériorité, ironiquement c’est «la grande vie, les mains prises dans la tête et la tête dans la bouche, dans la bouche bien close, langage intérieur. » (55) Il n’y a plus rien à faire, c’est-à-dire littéralement qu’on ne peut plus agir : « Vos mains sont faites pour vos poches et vos fronts » (70). La posture est bien celle la plus commune de la souffrance :

Ses yeux ont tout un ciel de larmes.

Ni ses paupières, ni ses mains

Ne sont une nuit suffisante

Pour que la douleur s’y cache. (122)

Cela se conjugue avec le thème du visage : « J’ai un visage pour être aimé », dit un vers célèbre du poète (in Poèmes pour la paix) ; l’affirmation du visage est celle d’une personnalité dans ses prédicats les plus singuliers, ce qui s’accomplit dans la relation au visage de l’autre, dans le face à face que décrit si bien Jean-Pierre Richard. Dans Capitale de la douleur, on assiste au mouvement inverse, à l’effacement d’un visage : « la fatigue me défigure » est-il écrit dans « Une » ; si bien que le poète peut poser la question, « Faut-il croire que je ne ressemble à personne ? » (55) Il se pourrait qu’il devienne l’image en miroir du désespoir sans visage qu’évoque « Nudité de la vérité », ce à quoi il ne saurait consentir :

La plate vérité et le pauvre mystère

Que de n’être pas vu. (91)

On ne peut dire pourtant que la négativité amoureuse règne sans partage dans le recueil ; ce n’est d’ailleurs pas ainsi que Capitale de la douleur est généralement compris, à la faveur de la mise en avant de poèmes tels que « La courbe de tes yeux… ». Ce qu’il faut examiner, c’est la relation de ce discours amoureux avec le négatif – et cela paraît au mieux a contrario avec le traitement de  cette même relation dans un recueil comme Le livre ouvert.

La clé se trouve selon moi dans cette suite de poèmes de Répétitions, hétérogène sur le plan formel, qui s’intitule « L’invention » : ainsi l’avant-dernière séquence de ce poème est-elle constituée d’une accumulation de groupes nominaux formés sur le même modèle : anaphore de « l’art », suivi d’un complément ou d’une épithète. Dans cet ensemble, des regroupements peuvent être opérés, par contiguïté : ainsi de « l’art mécanique » et de « l’art érotique », via la référence à Rimbaud (« H », in Illuminations) ; ou encore, in fine, « l’art de jouer, l’art de manger, l’art de torturer », qui renvoie au portrait moral de Gala et de fait se rapproche du premier terme de la série. L’art d’aimer est l’art de torturer. Dès lors c’est le statut du dernier fragment de la suite qui nous intéresse : « Je n’ai pourtant jamais trouvé ce que j’écris dans ce que j’aime. » L’adverbe « pourtant » indique nettement que la phrase réfère à ce qui précède – il en est donc de même de la relative substantivée « ce que j’écris ». Eluard, comme l’indique son goût pour les proverbes, n’est pas seulement un grand poète de l’image ; la logique de l’expression l’intéresse tout autant, et ici elle implique qu’on sépare « ce que j’écris » (autrement dit, ce que je viens d’écrire, le négatif, l’équivalence d’aimer et de torturer) et « ce que j’aime ». Est-ce à dire que dans la figure de l’aimée – Gala – ne se trouve pas de négatif ? Certainement pas. Cela signifie qu’il y a dans cette figure à la fois du détestable et de l’adorable. Il y a ce que de Gala le poète aime, qu’il lui dérobe et qu’il en dédouble – car il ne s’agit de rien d’autre que d’une image (« Et je t’emporte sans bataille, ô mon image » (51)). C’est ainsi que j’entends le premier poème des « petits justes » :

Pourquoi suis-je si belle ?

Parce que mon maître me lave.

Il faut entendre à nouveau la syllepse, sur le verbe « laver », à la fois le sens propre et le sens moral. Et le poète nous fait même assister à cette opération, dans le poème « Absence II » (92) :

Dans mes yeux grands ouverts le soleil fait les joints,

O jardin de mes yeux !

Tous les fruits sont ici pour figurer des fleurs,

Des fleurs dans la nuit.

Une fenêtre de feuillage

S’ouvre soudain dans son visage.

Où poserai-je mes lèvres, nature sans rivage ?

Une femme est plus belle que le monde où je vis.

Les deux premiers de ces vers me semblent nommer une subjectivité demeurée libre et heureuse, et plus précisément la faculté de l’imagination, en tant qu’elle établit des rapports positifs d’analogie et crée un monde à partir des données sensibles – elle « rassemble les merveilles » (124), comme Braque peint, comme on assemble un bouquet ou compose un jardin ; et nous assistons au mouvement même de la métamorphose, aboutissant à une image mentale, à un fantasme immatériel – sur lequel on ne saurait poser ses lèvres. Le mouvement se reproduit dans le recueil, qui consiste à prolonger analogiquement des aspects de la beauté de Gala pour en composer le poème ; et le moment privilégié pour cela, c’est le sommeil, état où l’amante offre son apparence physique, apaisée, à la possession contemplative. Il en est ainsi dans « Suite » et surtout dans « Première du monde », qui s’écrit entre les deux crépuscules ; dans deux strophes typographiques de ce poème, les boucles de la chevelure et la douceur de la paume se déploient en figures courbes, et la posture du corps produit l’image de l’étoile :

Ne peux-tu prendre les vagues

Dont les barques sont les amandes

Dans ta paume chaude et câline

Ou dans les boucles de ta tête ?

Ne peux-tu prendre les étoiles ?

Écartelée, tu leur ressembles,

Dans leur éclat de feu tu demeures

Et ton éclat s’en multiplie.

La douceur de la première strophe citée mériterait à elle seule un long commentaire stylistique : le pouvoir du poète y est intact, le chant répond comme de lui-même à la question « pourquoi n’es-tu pas cela ?», en l’occurrence, la douceur ; c’est-à-dire que l’exercice de ce pouvoir est la réponse, en l’occurrence la parole faite la douceur même – la pure affirmation de soi du poète dans le langage. Il faut d’ailleurs noter qu’on peut construire une opposition dans le recueil entre l’acte de chanter, et celui d’écrire tel que je l’ai commenté : l’écrire affronte le négatif ; le chant s’en affranchit librement, il est la manifestation même, et simple en soi, de « ce que j’aime », de la beauté volée : « Je chante pour chanter, je t’aime pour chanter / Le mystère où l’amour me crée et se délivre. / Tu es pure, tu es encore plus pure que moi-même. » (141) Le recueil s’achève sur ces vers, qui manifestent l’accomplissement de la purification (je n’ose écrire du lavement) poétique de Gala.

Eluard renverse ainsi la position du poète lyrique mélancolique : il n’est pas mu par l’amour pour l’image d’une absente, mais il arrache à la présence négative une image de femme, qui plane en quelque sorte au-dessus du réel,  attendant son incarnation. Il s’agit que la « Première du monde » devienne enfin véritablement « Celle de toujours, toute ».

Pour avancer, j’élargirai la perspective à la situation d’Eluard dans la poétique d’ensemble du surréalisme, dans la même période. La réticence du poète vis-à-vis de certains des « exercices spirituels » les plus caractéristiques du mouvement est connue : la distinction claire du récit de rêve, du texte surréaliste issu de la pratique de l’écriture automatique et du poème vise sans nul doute à préserver ce dernier, dans lequel s’exerce « une volonté assez bien définie » (Les Dessous d’une vie… prière d’insérer). Il ne s’agit pourtant pas essentiellement d’un désir de littérature, ni même d’abriter la singularité du poète lyrique de la poésie « faite par tous » : il se joue là rien moins que la spécificité de la poétique et de la politique d’Eluard au sein de l’entreprise surréaliste.

Dans les années de composition de Capitale de la douleur en effet, comme nous l’indique Emmanuel Rubio dans son livre Les Philosophies d’André Breton 5, la théorisation du surréalisme opère une synthèse entre le discours philosophique de l’idéalisme subjectif (propre à la philosophie allemande mais d’abord reçu via la littérature symboliste), celui de la psychiatrie, et une appropriation singulière du nominalisme : il s’agit de fonder un idéalisme poétique dans lequel il n’y a plus de distinction entre la chose et son image (mentale, verbale). Et le résultat de ce synchrétisme théorique est de mettre à bas toute frontière entre le réel objectif et celui de l’imagination, puisque les images produites par la conscience ont autant de réalité que celles qui sont perçues, et qu’elles peuvent être produites par un certain usage du langage. Agir sur les mots, dès lors, c’est agir sur la subjectivité, c’est-à-dire sur le monde. Or Eluard, quoique ses positions théoriques et politiques explicites soient alors celles du groupe, d’emblée se distingue par la réticence déjà nommées aux pratiques de l’automatisme ou des sommeils. Il semble bien qu’il ait, dès cette époque, une très précise conscience poétique du caractère objectif, dans certains cas inappropriable, du réel. Les choses sont assez clairement dites dans Capitale de la douleur, par exemple dans « Grandes conspiratrices… », poème dans lequel le poète évoque les déambulations surréalistes ; dans ces tentatives, l’homme « abdique son image et rêve que les étoiles vont se guider sur lui » (114), soit une forme de narcissisme qui n’est pas loin de celui de Gala – ni de la critique du miracle dans le christianisme, par Feuerbach. Le monde n’obéit ni au langage ni au désir du sujet, comme l’indiquent deux des 152 proverbes mis au goût du jour ; ici le jeu enveloppe un scepticisme vis-à-vis de la théorie développée au même moment par Breton :

17 Un crabe, sous n’importe quel autre nom, n’oublierait pas la mer.

27 Le soleil ne luit pour personne.

En ce qui concerne plus précisément notre recueil, soit la question de l’amour et du rapport à l’altérité humaine, la mise en regard de deux vers qui semblent se refléter à distance, l’un de « L’amoureuse », l’autre de « Le miroir d’un moment » (qu’il faut je crois considérer comme un poème philosophique), s’avère révélatrice :

Elle a la forme de mes mains

Ce que la main a pris dédaigne même de prendre la forme de la main.

L’amoureuse échappe à qui croit la saisir et lui donner forme – elle brise les limites du poème. Dans « Le miroir d’un moment », il semble que ce moment soit  celui où s’identifient le sujet et l’objet, la chose et son concept ; or ce mouvement est ambigu dans sa valeur : si les apparences se dissipent, si l’homme se confond « avec sa réalité », cela ne se fait pas, comme on l’a vu, sans laisser échapper une part d’altérité. Ce miroir d’ailleurs est « dur comme la pierre / La pierre informe » ; et l’on peut lire ce vers dans le poème suivant, extrait du recueil Au défaut du silence : « La forme de ton cœur est chimérique ». Cœur chimérique, parce qu’également informe, et dur, impénétrable comme la pierre – Gala est celle qui se dérobe, ne cesse de se dérober à toute prise, la négativité du réel lui-même ; cependant cette négativité, elle relève aussi du rapport que Gala entretient avec soi, si :

Elle se refuse toujours à comprendre, à entendre,

Elle rit pour cacher sa terreur d’elle-même.

Ainsi quelque chose de plus qu’une passion charnelle s’introduit-il ici : Paul Eluard a parfaitement compris Helena Diakonova, son déséquilibre, sa démesure, et sa souffrance, comme en témoigne la correspondance qu’ils entretiendront jusqu’en 1948 – manifestant à la fois une passion charnelle qui ne se dément pas, et un caractère précautionneux mêlant dévotion et tendresse filiale.

Dès lors, pour en revenir à la poétique, s’annonce ici ce qui sera le nouage de l’esthétique et du politique chez Eluard : la négativité devra être combattue pied à pied, non pas imaginairement résorbée par une fusion de l’objet dans le sujet ; et cela, c’est le résultat d’un travail. Eluard, comme Feuerbach qu’il lira peu après (en 1931 ou 1932, indique E. Rubio), est un « naturaliste spirituel » ; il pose à la fois la réalité de l’objet et un idéalisme pratique, pour lequel, dans les termes mêmes du philosophe « bien des choses qui, aujourd’hui, passent pour des fantaisies, des idées irréalisables, de pures chimères aux yeux des praticiens à courte vue, brilleront demain dans leur pure réalité !6 » Ce pourquoi Eluard reste d’avant-garde. On comprend mieux dès lors cette défense du poème – précisément en cela qu’en tant qu’objet il est lui-même le résultat d’un travail, d’une volonté orientée, c’est-à-dire d’une intention – et la méfiance vis-à-vis du pur donné, de ce qui est censé se dévoiler dans le rêve ou l’automatisme. Il faut gouverner à la fois son poème et sa vie, redevenir enfin « le pilote du vent » (122). Tout peut être transposé sur le plan politique.

Enfin, chez Feuerbach, l’idéalisme pratique dont il est question a un fondement : c’est l’altérité de l’homme et de la femme, la naissance de la conscience de soi en tant que la conscience s’objective d’abord dans un autre, dans le face à face de l’amour : on conçoit à quel point cette pensée a pu rencontrer les intuitions les plus profondes d’Eluard, donner une forme achevée aux pressentiments dont témoigne Capitale de la douleur. Car pour réussir à surmonter le négatif dans l’entreprise humaine encore faut-il un bon objet – c’est-à-dire un objet dans lequel la langue et les images du poème viennent naturellement s’incarner. Ainsi la figure salvatrice de Nusch et l’existence d’un livre ouvert semblent-elles appelées dans ces vers des « Petits justes » :

Quel visage viendra, coquillage sonore,

Annoncer que la nuit de l’amour touche au jour,

Bouche ouverte liée à la bouche fermée. (85)

Cependant les lettres à Gala nous troublent : l’amour pour Nusch est-il pure fiction ? Ce serait postuler la vérité de la correspondance et la fausseté du poème, ce qui est une pétition de principe. Question complexe, qu’il n’est guère possible de trancher ici. Gala reste l’absolue passion, exaltante et destructrice, de la jeunesse et de la révélation poétique ; la possession s’exerce encore, de cet amour sanctuarisé ; mais progressivement les proclamations passionnées des lettres et le discours poétique s’éloignent, jusqu’à la suppression que signifie «Vertueux solitaire », dans Le livre ouvert, en même temps que la poésie s’incarne en Nusch. La grandeur d’Eluard est d’avoir voulu qu’en lui et pour nous l’amour affirmation triomphe de l’amour passion, de se tourner vers nous et de nous inspirer ainsi la plus grande foi dans le couple humain, dans « l’égalité des sexes » comme première pierre de la communauté politique.  Et c’est cela qui fait d’Eluard, dans son affirmation du bonheur par-delà sa propre négativité, un grand poète de l’agir.

Jean-François Puff (Université Jean Monnet de Saint-Étienne)

notes

1  MURAT, M., « Le vers « facile » d’Eluard », La Langue des dieux modernes, Paris, Garnier, 2012, p. 165.

2  RICHARD, J.-P., Onze études sur la poésie moderne, Paris, Seuil, 1964.

3  ELUARD, P., « L’évidence poétique » (1936), Donner à voir, Poésie/Gallimard, 1978.

4  ROUBAUD, J., La fleur inverse. Essai sur l’art formel des troubadours, Paris, Ramsay, 1986.

5  RUBIO, E., Les Philosophies d’André Breton (1924-1941), Paris, L’Âge d’homme, 2009.

6  FEUERBACH, L., L’Essence du christianisme, trad. Joseph Roy, Paris, 1864, p. VIII. C’est cette traduction que les surréalistes ont lue.