Des lieux communs dans Capitale de la douleur

Agnès FONTVIEILLE-CORDANI

Agnès Fontvieille-Cordani, « Des lieux communs dans Capitale de la douleur »
Fabula / Les colloques, Eluard, Capitale de la douleur

J’ai choisi d’intituler ma communication par un mot piégé, un mot de l’ancienne rhétorique par lequel on désignait des formes de pensée et d’argumentation où l’orateur trouvait à nourrir son inspiration et à construire son discours : le lieu commun. Le lieu commun, dans la rhétorique antique, pouvait soit désigner des formes générales d’argument (comme l’enthymème, le syllogisme, la pensée par le contraire, la remontée à la cause, etc.), soit renvoyer plus spécifiquement à un argument type, un topos – ainsi le lieu commun de l’enfance malheureuse 1 sert souvent, dans un tribunal, l’argumentation en faveur de circonstances atténuantes. Le lieu est dit commun parce qu’il est suffisamment général pour s’adapter aux divers contextes de discours mais aussi parce qu’il concerne une communauté. Il est susceptible de varier dans le temps comme dans l’espace. Et en cela il ne se départ pas de certain horizon historique et politique. Par ailleurs, et Eluard acquiescerait, il ne se départ pas de certaines formes : formes logiques si l’on entend lieu commun au sens de « type d’argument » ou phrases formulaires (comme peuvent l’être les proverbes) si l’on entend lieu commun  au sens d’ « argument type 2 ».

Par l’utilisation nouvelle qu’ils prétendent faire du langage en puisant dans un champ psychique plus large et plus fécond que la seule conscience, les surréalistes, André Breton en tête, fustigèrent le lieu commun. Je ne citerai à l’appui qu’une seule phrase du Premier manifeste du surréalisme : « Et les descriptions ! Rien n’est comparable au néant de celles-ci ; ce n’est que superpositions d’images de catalogue, l’auteur en prend de plus en plus à son aise, il saisit l’occasion de me glisser ses cartes postales, il cherche à me faire tomber d’accord avec lui sur des lieux communs 3 ». Paul Eluard qui collectionna les « cartes postales » (et en fabriqua), qui accompagna de ses poèmes les collages de Max Ernst élaborés à partir d’« images de catalogue » de sciences naturelles, qui ne cessa d’utiliser dans sa poésie ce que l’on appelle parfois des « images toutes faites » ne renonce pas, loin s’en faut, à l’utilisation du lieu commun : il en fait au contraire le moyen privilégié pour accéder à l’inconnu. Mais voudrait-on échapper aux lieux communs, le pourrait-on ? « En chaque signe dort ce monstre : le stéréotype. Je ne puis penser qu’en ramassant ce qui traîne dans la langue 4 », écrit Roland Barthes. La revue au titre provocateur Proverbe qu’Eluard fonde avec Jean Paulhan en 1920 témoigne de cet intérêt vif que nourrit le poète à l’égard de toute collocation, de toute forme figée, locution ou proverbe.

Il sera bien difficile d’envisager dans le cadre imparti le vaste travail qu’entreprend Eluard dans Capitale de la douleur sur le figé. Mais nous voudrions ici ouvrir à tout le moins quelques pistes de réflexion : Que peut-on retirer de l’expérience de la revue Proverbe ? Comment les locutions se glissent-elles dans les poèmes de Capitale de la douleur ? Parmi celles-ci, que nous disent les locutions liées au domaine sémantique corporel ? Un premier temps est de repérer les lieux communs, un autre est de découvrir leurs combinaisons, ce qu’ils ont à nous dire du mode de signifier du poème. Avant d’entrer dans notre propos, nous avertissons le lecteur que cet exposé comprendra dans sa seconde partie une étude sur les locutions du corps qui vient de paraître (Octobre 2013) aux Presses Universitaires de Lyon dans un ouvrage plus largement consacré aux formules figées et semi-figées, syntagmes ou phrases, sous le titre : Paul Eluard. L’inquiétude des formes.

La revue Proverbe (1920-1921) : un laboratoire de formules figées

La revue mensuelle Proverbe lancée par Eluard et Paulhan aura eu une existence courte mais remarquée. Elle paraît de février à juin 1920 puis un ultime numéro, le n°6 de Proverbe, qui semble augurer une revue nouvelle portant le nom de L’Invention n°1, paraît, sans suite, début juillet 1921.

Que recouvre ce que Paulhan et Eluard nomment proverbe ? Des formes figées ou semi-figées (phrases ou syntagmes) que l’on rencontrera à toutes les pages de Capitale de la douleur et que l’on découvre, isolées et mises en exergue, dans Proverbe. Les exemples cités ci-après sont puisés dans la page de couverture de Proverbe n°5 (1/5/20) et dans une page intérieure du dernier numéro.

On distinguera :

Plusieurs types de phrases figées ou semi-figées

  • Des proverbes stricto sensu anciens ou nouveaux

Les formules proverbiales se caractérisent par leur généricité, leur métaphoricité, leur énonciation anonyme et leur caractère métaproverbial (tout proverbe étant citation de proverbe).

« Tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se casse.

Tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle casse.

Tant va la cruche à l’eau qu’elle casse.

Tant va la cruche qu’elle casse.

Tant la cruche qu’elle casse.

Tant qu’elle casse.

Tant

… » (Proverbe, n°5, 1er mai 1920)

« IL N’Y A PAS QUE LES BOXEURS QUI PORTENT DES GANTS. » (Proverbe, n°5)

  • Des définitions

« Un proverbe est un proverbe » (« Proverbe Dada », Tristan Tzara, Proverbe n°6/ L’Invention n°1, 1er Juillet 1920)

  • Des routines conversationnelles

Les routines conversationnelles (voir Jean-René Klein et Béatrice Lamiroy 5), phrases figées de la conversation courante, souvent embrayées et dont on ne peut soustraire un élément ont fréquemment un sens idiomatique (supérieur à la somme des éléments qui les constituent)

« Je me demande un peu : “Qui trompe-t-on ici ? ”

Ah.

Je me trompe un peu — “Qui DEMANDE-T-ON ici ? ” » (Proverbe, n°5. Souligné par nous.)

 « Comment vous appelez-vous ? Moi aussi. » (Philippe Soupault, Proverbe, n°6)

  • Des tours de phrase

« Je me demande un peu : “Qui trompe-t-on ici ? ” » (Proverbe, n°5. Souligné par nous.)

« Faut-il croire que… »

  • Des aphorismes

« Une théorie ne doit que déblayer, non construire : ou toutes les illusions… (Proverbe, 5, 01/05/1920) « Prenez garde à l’idéal. » (anonyme, Proverbe, n°6)

« Je n’ai jamais trouvé ce que j’écris dans ce que j’aime. » (Paul Eluard, Proverbe, n°6, Capitale, p. 17)

« Écrivez : les étoiles, les pourceaux, les marionnettes, les oripeaux, les russes, les adieux, les montres, les aiguilles, les ongles, les éléphants.

Dites : les poissons, les buvards, les allumettes, les nuages.

Oubliez : Les enveloppes, les quantités, les régions, les numéros, les baudruches, les couics, les riens. »

(Proverbe, n°5)

Des associations figées

Nous limiterons la présente étude aux seules associations figées. Ces figements interviennent au niveau du syntagme et non de la phrase.

La pièce d’Eluard L’Invention, reprise dans Répétitions et publiée dans le n°6 de la revue Proverbe n°6 / L’Invention n°1, ne manque pas de faire écho au nouveau titre de la revue. Elle montre par son hétérogénéité que ne sont pas moins proverbes les aphorismes (« Je n’ai jamais trouvé ce que j’écris dans ce que j’aime ») que les associations de mots : « l’art d’aimer, l’art d’être libéral, l’art de  bien mourir […] ». Ce sont des collocations : le sens est compositionnel (le sens résulte de la somme de chaque élément ou, pour le dire autrement, dans la collocation, chaque mot garde son sens plein).

Aux côtés des collocations, un dernier sous-ensemble est occupé par la locution figée. La locution apparaît comme tronquée ou modifiée. Ainsi le titre d’un poème anonyme paru dans Proverbe n°5, « Meilleur jour » convoque, sous une forme syntaxique simplifiée, se montrer son meilleur jour. On parle de locution et non plus de collocation lorsque l’association de plusieurs mots produit un sens non compositionnel, dit idiomatique : « meilleur jour », au sens idiomatique, renvoie au meilleur de soi-même (et non pas, littéralement, au « jour »). Dans Capitale de la douleur, le titre « Le Grand Jour » (p. 138) évoque faire grand jour.

Dans « L’Invention », le distique

Clair avec mes deux yeux

Comme l’eau et le feu (Répétitions, p. 16)

dessine en filigrane la semi-locution (un des deux mots garde son sens premier) yeux de feu « suggérant ainsi le caractère ardent d’un regard que pourraient bien confirmer les locutions fortes c’est le feu et l’eau, être comme l’eau et le feu décrivant des caractères opposés. L’interprétation psychologique de l’énoncé ne bloque cependant en rien sa saisie matérielle : « clair » noue deux collocations, eau claire et voir clair, l’une élémentaire, l’autre intellectuelle, réunies dans la locution forte être clair comme de l’eau de rocheque la simple conjonction « comme »suffit à évoquer. » (A. Fontvieille-Cordani, Paul Eluard. L’inquiétude des formes, p. 52-53)

Étaient donc proverbes pour Eluard et pour Paulhan les sentences proverbe, les locutions dites proverbiales, les exemples typiques (du type l’art d’aimer) dont on disait qu’ils étaient « passés en proverbe ». Le TLF atteste de cette polysémie du mot que nous ne reprenons pas à notre compte mais dont il importe d’être conscient.

La revue Proverbe entendait renouveler les lieux communs, augmenter le vocabulaire existant. Dans un article manifeste qui ouvrait le premier numéro, Paulhan prônait un bouleversement du « bâtiment des mots » (ou ordre des mots) pour modeler un langage sur la vitesse et les soubresauts de la pensée. Par ailleurs, Paulhan invite à changer les habitudes des mots :

Les expressions comme égalité d’âme ou présence d’esprit ont perdu leur sens premier merveilleux à force d’être employées, sans parler des lieux communs épuisés, à sens grammaticalisé, tels que comme ou puisque. […] Les mots s’usent à force de servir, et quand ils ont une fois réussi ne donnent plus beaucoup d’eux-mêmes (comme il arrive aux hommes) » (Proverbe, n°1, 1/2/ 1920)

Capitale de la douleur héritera de Proverbe sa traque de tout ce qui dans le langage fait autorité. On reprendra le propos d’Eluard à Paulhan, de la correspondance, rapporté ici même par Claude Pérez :

« Ce que je dis je souhaite de toutes mes forces qu’on ait cru l’entendre mais pas de moi. »

« Le grand jour », « le meilleur jour » s’extraient de contextes qui valorisent le jour plutôt que la nuit, la convention plutôt que la création, la transparence (faire grand jour, être clair comme de l’eau de roche) plutôt que la mystérieuse opacité. « Justifier les mots » – sous-titre de Proverbe –, c’est les saisir dans leurs habitudes pour en renouveler l’usage, les détourner de leur fonction communicative habituelle. C’est même les rendre à leur « pureté » en en faisant le centre d’une « petite folie collective d’un plaisir sonore » (Proverbe, n°6), ce qui définit, pour Tristan Tzara le proverbe dada dont Eluard serait peut-être le principal représentant.

En inversant « Je me demande un peu : “Qui trompe-t-on ici ?” » en « Je me trompe un peu — “Qui DEMANDE-T-ON ici ? ” », c’est tout le présupposé d’un langage logique et vrai qui est remis en cause puisque la phrase, dada, se fonde sur un « je me trompe un peu » annulant le corrélat implicite dans la communication entre langage et vérité.

Des locutions figées corporelles

Comme le proverbe qui, à l’époque d’Eluard, évoquait la parole misogyne du mâle, la locution est dépréciée. Elle évoque un langage démonétisé n’ayant guère sa place en poésie.Dans le cadre imparti à la présente étude ne seront ici envisagées que les locutions verbales liées au corps. D’autres domaines sémantiques sont pourtant impliqués dans les locutions de Capitale de la douleur, en particulier :

  • les éléments :

Les lumières en l’air,

L’air sur un tour moitié passé, moitié brillant,

Faites entrer les enfants,

Tous les saluts, tous les baisers, tous les remerciements. (« Raison de plus », Répétitions, p. 39)

Sommeil léger, petite hélice,

Petite, tiède, cœur à l’air. (« L’Ombre aux soupirs », Répétitions, p. 23)

À terre, à terre tout ce qui nage !

À terre, à terre tout ce qui vole !

J’ai besoin des poissons pour porter ma couronne

Autour de mon front […]. (« L’hiver sur la prairie… », Nouveaux Poèmes, p. 113)

À l’aventure, en barque, au nord.

Dans la trompette des oiseaux

Les poissons dans leur élément. (« La Bénédiction », Mourir de ne pas mourir, p. 66)

  • la religion

 Couleurs douces de la charité, tristesse, lueurs sur les arbres décharnés, lyre en étoile d’araignée, les hommes qui sous tous les cieux se ressemblent sont aussi bêtes sur la terre qu’au ciel. (MDPM, p. 67)

« Silence de l’Évangile » (Mourir de ne pas mourir, p. 69)

Des géants passent en exhalant des plaintes terribles,des plaintes de géant, des plaintes comme l’aube veut en pousser, l’aube qui ne peut plus se plaindre, depuis le temps, mes frères, depuis le temps. (« Silence de l’Évangile », p. 69)

Le cœur de l’homme ne rougira plus, il ne se perdra plus, je reviens de moi-même, de toute éternité. (« Revenir dans une ville… », Nouveaux Poèmes, p. 123)

[La suite de cette communication est tirée de A. Fontvieille-Cordani, Paul Eluard. L’Inquiétude des formes, p. 60-64] :

Le récit en prose « Pour se prendre au piège », obscur et illogique comme peut l’être un rêve, voit se rencontrer des corps dans des locutions ayant pour effet de dissoudre provisoirement l’identité du sujet :

C’est un restaurant comme les autres. Faut-il croire que je ne ressemble à personne ? Une grande femme, à côté de moi, bat des œufs avec ses doigts. Un voyageur pose ses vêtements sur une table et me tient tête […], il a tort d’insister.

L’orage qui, par instants, sort de la brume me tourne les yeux et les épaules. L’espace a alors des portes et des fenêtres. Le voyageur me déclare que je ne suis plus le même. Plus le même ! […]

Parlez-moi des formes, j’ai grand besoin d’inquiétude.

Grande femme, parle-moi des formes, ou bien je m’endors et je mène la grande vie, les mains prises dans la tête et la tête dans la bouche, dans la bouche bien close, langage intérieur. (« Pour se prendre au piège », Mourir de ne pas mourir, p. 55)

Formules banales oscillant entre résonance triviale et résonance existentielle soulèvent la question de l’identité : « Faut-il croire que je ne ressemble à personne ? », « je ne suis plus le même », « je mène la grande vie ». La représentation finale du moi, « les mains prises dans la tête et la tête dans la bouche », pourrait mettre en abîme la figure du dormeur livré à la parole du rêve, au « langage intérieur » de la « bouche bien close ». Le rêve est monde à l’envers : « tête dans la bouche » et non pas bouche dans la tête, « mains prises dans la tête » et non tête prise dans les mains. C’est que le corps […] se détache pour n’être plus une partie du monde mais le principe d’une nouvelle ontologie, le tout originel à partir duquel naît le monde. Les dessins de Man Ray qu’Eluard illustre de ses poèmes dans le recueil Les Mains libres (1937) agrandissent le corps à l’échelle du paysage pour favoriser un échange de qualités : paysage anthropomorphique, corps-paysage. La « bouche close » relaie régulièrement « les yeux fermés » comme seuil de « la grande vie » intérieure. Ainsi s’inaugure une relation indifférenciée du dedans au dehors, du monde au corps. L’« orage » « tourne les yeux et les épaules » mais peut-être aussi fait ‘se tourner’ le corps du dormeur. Quant au voyageur, il « tient tête » à la fois parce qu’il ‘résiste’ (« il a tort d’insister ») et parce qu’il ‘occupe’ la « tête » du rêveur. La locution verbale tenir tête contient a priori un nom non référentiel qui ne fait qu’apporter sa part sémantique à la locution (quand on fait la tête à quelqu’un d’absent, la tête proprement dite n’est pas forcément représentée). En témoignent l’absence d’article ou l’emploi figé de l’article défini (qui ne peut être remplacé par l’article indéfini). En contexte la forme maintient un sens abstrait non compositionnel (c’est la locution entière : l’élément collé) et regagne un sens concret compositionnel (la locution se fond en contexte) en faisant surgir de l’abstraction un corps relationnel qui n’appartient en propre à personne, un corps qui « vivifi[e] » toute forme, pour reprendre un terme qu’emploiera Éluard dans Donner à voir :

L’honneur de vivre vaut bien qu’on s’efforce de vivifier. Pense-toi fleur, fruit et le cœur de l’arbre, puisqu’ils portent tes couleurs, puisqu’ils sont un des signes nécessaires de ta présence6.

Ce rattachement indifférencié du corps à l’un ou l’autre des protagonistes du rêve débouche sur une figure syntaxique « surréaliste » : la confusion des voix. Tenir tête, tourner les épaules sont intransitifs comme locutions et transitifs lorsque la locution est démembrée. La transitivité hésite entre un sens réfléchi (‘se tenir la tête’) et un sens non réfléchi (‘tenir la tête de quelqu’un’). De qui tourne-t-on les épaules ? Le titre opérait déjà un changement de voix, en admettant une construction réfléchie (« Pour se prendre au piège ») là où la construction non réfléchie eût été plus idiomatique : prendre quelqu’un au piège. Ces dédoublements tiennent au fait qu’Eluard maintient dans le rêve la figure du rêveur. Elle le vivifie. Telle est sans doute la leçon essentielle qu’aura retirée Eluard des collages de Max Ernst :

Une interprétation véritablement matérialiste du monde ne peut pas exclure de ce monde celui qui le constate. La mort même le concerne, lui vivant, le monde vivant.

Je ne sais si jamais poète a été plus pénétré de ces vérités fondamentales que Max Ernst. Et c’est une première raison de regarder, d’admirer ce peintre comme un poète très haut. À travers ses collages, ses frottages, ses tableaux, s’exerce sans cesse la volonté de confondre formes, événements, couleurs, sensations, sentiments, le futile et le grave, le fugitif et le permanent, l’ancien et le nouveau, la contemplation et l’action, les hommes et les objets, le temps et la durée, l’élément et le tout, nuits, rêves et lumière7.

[…] comme chez Rimbaud où le « cœur supplicié » associait le sentiment et l’organe, le lyrisme et l’ivresse – « Ô flots abracadabrantesques ! Prenez mon cœur, qu’il soit lavé8 ! » –, Éluard maintient cette double dimension :

Les yeux des animaux chanteurs

Et leurs chants de colère ou d’ennui

M’ont interdit de sortir de ce lit.

J’y passerai ma vie.

[…]

Et qu’une femme émue s’endorme, à l’aube,

La tête la première, sa chute l’illumine.

Constellations,

Vous connaissez la forme de sa tête

Ici, tout s’obscurcit :

Le paysage se complète, sang aux joues,

Les masses diminuent et coulent dans mon cœur

Avec le sommeil.

Et qui donc veut me prendre le cœur ?

[…]

Une femme au cœur pâle

Met la nuit dans ses habits. (« Au cœur de mon amour », MDPM, p. 52 / 137-138)

L’omniprésence dans le poème du « cœur »et de la « tête »fait dépasser l’abstraction de la locution prépositionnelle au cœur de (‘au centre de’) et l’acception figurée de cœur dans « prendre le cœur ». La coprésence de « cœur » et « prendre le cœur »les met en regard d’autant mieux que le mot « cœur », placé en assonance finale, trouve écho à l’intérieur du vers dans l’allitération en [k] : « coulent dans mon cœur », « mais qui donc veut me prendre le cœur ? » Le « cœur » se détache de la sorte dans sa matérialité graphique. Est aussi réactivée la dimension physique de la locution la tête la première qui aurait pu ne s’entendre qu’abstraitement (‘sans réfléchir’) si la « chute »n’avait redessiné après coup et en filigrane la collocation tomber la tête la première. Dans la locution réinventée, la chute bascule du côté du merveilleux « silence du déluge » (« Le Sourd et l’Aveugle », MDPM, p. 57 / 141), où, pour reprendre une formule du Second manifeste, « la descente vertigineuse en nous » suscite « l’illumination systématique des lieux cachés et l’obscurcissement progressif des autres lieux9 ».

Le collage invisible des locutions concourt à évoquer la réconciliation heureuse du corps – organe où « coul[e] » « le sang » – avec la vie intérieure. « Cœur » et « tête », sans se départir de leurs forme et fonction corporelles, sont des sièges de sensations, de sentiments, berceaux du monde – tandis que « le paysage se complète, sang aux joues ».Le flux sanguin, en irriguant de vie le corps, donne sa pulsation au paysage, le vivifie :

Le monde entier dépend de tes yeux purs

Et tout mon sang coule dans leurs regards. (« Le Miroir d’un moment », NP, p. 139 / 196)

Ainsi l’inspiration éluardienne fleurit sur le terreau du lieu commun. Par quoi Eluard entend ouvrir l’esprit. Du lieu commun, le poète utilise subtilement, comme le ferait un peintre avec la peinture, l’évidence sensible, la capacité de figuration et la force assertive.

Eluard recherche la trouvaille dans la simplicité, la pauvreté, le déjà-vu, le déjà-dit auxquels il confère, par des associations nouvelles, par des sculptures rythmiques et prosodiques, par un travail sur l’harmonie sémantique et la clausule, une qualité poétique.

Agnès Fontvieille-Cordani (Lyon 2, EA 4160)

NOTES

1 Olivier Reboul, Introduction à la Rhétorique, PUF, 1991, p. 62.

Ibid., p. 63.

3 André Breton, Manifeste du surréalisme (1924), Œuvres complètes, t. I, La Pléiade, Gallimard, 1988, p. 314.

4 Roland Barthes, Leçon inaugurale de la chaire de sémiologie littéraire au collège de France, 1977.

5 Jean-René Klein et Béatrice Lamiroy, « Routines conversationnelles et figement », Le Figement linguistique : la parole entravée, Jean-Claude Anscombre et Salah Mejri (éds), Paris, Champion, 2011, p. 195-209.

6 « Au-delà de la peinture », Donner à voir (1939), OC 1, p. 945.

7 Ibid., p. 945-946.

8 Arthur Rimbaud, « Le Cœur supplicié » (1871), Poésies, Œuvres complètes, op. cit., p. 116.

9 André Breton, Second manifeste du surréalisme (1930), Œuvres complètes, op. cit., vol. 1, p. 791.