La couturière

Oscar Dominguez / Paul Eluard

Le langage est un fait social, mais ne peut-on espérer qu’un jour le dessin comme le langage, comme l’écriture le deviendra et qu’avec eux il passera du social à l’universel. Tous les hommes communiqueront par la vision des choses…

Ce jour­‐là, la véritable voyance aura intégré  l’univers à l’homme – c’est à dire l’homme à l’univers

Paul Eluard « Donner à voir »

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On peut dire que l’utopie d’un langage visible qui serait compréhension, communication mutuelles, et relation au monde est à l’œuvre dans tous les écrits du poète Eluard sur la peinture.

Dans VOIR, Poèmes, Peintures Dessins, magnifique in-­folio édité à Genève en 1948, conçu peu après la mort de Nusch, en sa mémoire et en hommage à ses amis de jeunesse et d’âge mûr, Eluard a recueilli vingt ans de ses exercices poétiques, rêveries actives qui accompagnent un choix de peintures et dessins de trente-­deux peintres. Le support matériel du livre s’impose dès l’abord dans sa puissance symbolique : sur la couverture le fond noir de la gravure sur cuivre d’Ubac, comme une pierre tombale, laisse filtrer le titre lumineux. (1)

Au feuilletage des hautes doubles pages, poèmes et tableaux s’espacent dans le blanc du papier comme recueillis dans un album de souvenirs. Le dernier poème est habité par la mort et la dépouille, mais le premier sur le seuil des pages, donne sur la vie, l’aube qui se lève derrière les tableaux du frère Picasso.

Le choix du tableau La couturière et la défense du peintre Oscar Dominguez (2) en 1948 revêtent une signification particulière si l’on rappelle que le peintre né à Ténérife, après avoir été l’un des participants les plus fervents et inventifs du groupe surréaliste, en a été expulsé en 1945 pour son soutien à la position politique d’Eluard, puis écarté lors de l’exposition surréaliste présentée par Breton à son retour des Etats Unis en 1947.

Le poème A Oscar Dominguez qui l’accompagne dans VOIR magnifie La couturière et compose avec ce tableau comme l’emblème d’un rêve futur. La toile avait été peinte pendant l’occupation allemande, en 1943, en des moments qui virent se renforcer l’amitié du poète et du peintre autour de Picasso. En décembre, Dominguez avait fait chez Louis Carré sa première exposition personnelle, Eluard avait acheté la toile. (3) L’image d’une jeune femme appliquée à sa machine à coudre occupe par sa lumière toute la zone diagonale du tableau. La table de travail au centre est minutieusement dessinée.

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On peut remarquer que c’est l’un des très rares tableaux « illustrés » par Eluard où apparait une machine.

Pas n’importe laquelle. La machine à coudre, depuis la fameuse sentence de Lautréamont « beau comme la rencontre fortuite d’une machine à coudre et d’un parapluie sur une table de dissection » a constitué dans l’imaginaire surréaliste un objet fétiche.

Depuis « Crise de l’objet » en 1936, jusqu’en 1965, André Breton a mené une réflexion continue sur la poésie de la machine, nourrie des symboles freudiens du sexe et de la mécanique. En 1965, devant les carrosseries épurées des machines à coudre de Konrad Klapheck qui ont remplacé « le lourd modèle ancien à pédales » il loue l’image magnifiée « par la grâce d’une lumière prenant sa source dans la vie intérieure » (4)

Revenant à La couturière de 1943, nous constatons que devant l’objet machine, cette « suite ininterrompue de latences », il est impossible de ne pas évoquer un précédent tableau d’Oscar Dominguez, devenu emblématique de l’automatisme surréaliste.

C’est dans les années 1934/35 que le peintre avait introduit, entre autres objets obsessionnels, des machines à coudre et à écrire, souvent interchangeables, dans ses compositions. Dans la « machine à coudre électro–sexuelle », une huile sur toile obtenue en partie par le procédé de la décalcomanie, il avait tenté de transposer en peinture la fameuse sentence de Lautréamont, citée plus haut. Une machinerie complexe (à recycler plus qu’à coudre semble-t-il) y fait circuler par un entonnoir le fil d’un sang rouge à travers le dos d’un nu féminin tronqué, couché sur la table de dissection.

Le philosophe Gaston Bachelard, si réservé par ailleurs sur le sujet avait reconnu « l’existence d’un complexe de castration avec toutes ses composantes sexuelles dans « Les Chants de Maldoror » (5) inspirateurs de Dominguez. L’historienne de l’art Kilie King rappelle aussi « l’origine violemment fétichiste de la phrase de Lautréamont et renchérit sur les fantasmes insectoïdes et castrateurs du peintre qu’elle retrouve jusque dans La couturière. (6) Certains critiques ont vu davantage dans ce tableau une inspiration mythique et la représentation de l’idée de sacrifice. (7)

Répondant manifestement à l’automatisme des années trente, le tableau de 1943, minutieusement peint, quoique présentant cette fois une « vraie » machine à coudre, est intitulé « La couturière » : la femme est devenue la maitresse du jeu.

Si elle n’était beaucoup plus plaisante et érotique, cette dernière pourrait rappeler par son thème La Dentellière de Vermeer. Il n’est d’ailleurs pas exclu que Dominguez ait pu la voir, en visitant le Louvre, à son arrivée à Paris.

L’étrange machine de belle fonte, très reconnaissable à l’époque, avec son volant manuel, sa grande roue en rosace, son large pédalier, peut cependant intriguer : la pente incongrue du plan de table est curieusement transformée en écritoire et le boitier de l’appareil franchement zoomorphique. Aucun de ces éléments n’est décrit ni nommé : Eluard laisse le lecteur à l’activité du rêve éveillé, le tableau s’y prête.

La couturière domine de sa haute stature la table de couture. Le buste étroit aux seins écartés est enveloppé, sur la gauche, dans l’immense courbe d’un bras blanc, mi aile -mi patte. La manche semble se prolonger dans un pan inépuisable de tissu blanc qui retombe devant la table jusqu’au bord inférieur du cadre. Sur le pédalier le bas de la jupe blanche laisse voir des bouts de pieds rouges.

La tête de la couturière a le même mouvement incliné que La Dentellière de Vermeer, mais la concentration de son regard, qu’on pourrait croire aveugle, sur la pièce de tissu n’est pas la même. Il semblerait plutôt surveiller de haut le travail qu’effectue la machine.

Le court poème d’Eluard, placé dans VOIR en regard du tableau, se présente comme une adresse directe au peintre.

Il lui est dédié : « A Oscar Dominguez », autant qu’un hommage, c’est un signe de reconnaissance et de consécration.

Au regret des erreurs passées (dont fait partie le tableau surréaliste de 1934) le détour rhétorique, trois fois emprunté, « que n’avait-­on » associe un aveu : nous tous tes amis surréalistes, poètes et peintres, enfermés dans le langage de l’ombre, dans la « dictée de l’inconscient», n’avons pas su et aurions dû considérer d’un œil « plus juste », voire plus critique, ces tentatives injouables.

Que n’avait-­on pris en consigne
Au premier instant ces lignes hésitantes
Et ce lourd déploiement de couleurs injouables

Que n’avait-on considéré
D’un œil plus juste cet espace
D’où les objets voyants d’où les objets aveugles
Ne sortaient pas…

…Un homme ancien un homme neuf
Avides et violents
Pour passer dans la vie sans penser à la mort
Nous parlions le langage embarrassé de l’ombre.

Dans la « machine électro-­sexuelle » de 1934, comme dans les tableaux obsessionnels de l’époque, l’objet, annoncé dans le titre, n’était ni visible ni identifiable. Seules, parmi les fantasmes machiniques dispersés, tronqués, démembrés à travers la végétation ou la chair animale, coulaient des gouttes de sang, en place de l’aiguille de la machine manquante.

La violence pulsionnelle du peintre ne produisait que des « lignes hésitantes », des « couleurs injouables » et comme un avortement de l’espace. Or, c’est de l’espace de la peinture qu’il est question pour Eluard, de son essence même qui est sa visibilité, que le poète appelle parfois sa voyance. Espace qui s’avérait impuissant, dans les œuvres incriminées, à faire sortir, éclore les objets, ces aveugles voyants.

Dans La couturière de 1943, le regard aimanté par le punctum de l’aiguille de couture se déploie tout autour de la table de travail : alors, du haut de ses épaules, apparait le visage de la femme aux seins nus. Elle charme sa machine qui ourle en silence un long voile sans fin.

La rêverie mène l’œil vers les rondeurs de sa gorge, fait fleurir ses seins et s’écoule dans la blancheur de l’étoffe : est-­ce un drap, une robe, une lettre sans fin, ou un linceul ? S’il se nourrit des « objets voyants » des « objets aveugles » le poème ne les nomme pas. Il les laisse éclore dans leur espace. La couturière est-ce Nusch, est­‐ce une nouvelle Parque ? Laquelle tisse la vie et la mort, laquelle écrit une lettre d’amour ? Le fil du temps que dévide la bobine semble aussi ténu, aussi précieux que celui de La dentellière de Vermeer : chaque piqûre de l’aiguille, chaque trait d’écriture, chaque maille cousue marquent une seconde du temps qui fuit, non d’ailleurs, faut-il ne pas le voir, sans en picorer goulûment les grains.

La rêverie se perd dans la texture du temps, celle des toiles, des robes et des linceuls, elle célèbre la grâce retrouvée de la peinture, la vision, ici-bas, d’un temps édénique.

En son sein la pure félicité des vivants (des survivants…) et la mémoire des morts (des ensevelis de la guerre, de Nusch morte…) coexistent.

Que n’avait-­on déployé fait fleurir
L’état de grâce des vivants
La prééminence des morts

Ce magnifique tercet est le cœur du poème, la danse vocalisée d’un chant de béatitude, qui relègue dans l’ombre les deux quatrains de regrets.

Si les lecteurs lettrés de 1948 pouvaient voir dans cette deuxième version de la machine à coudre comme une transfiguration de la première, tous les autres qui découvraient le tableau ne pouvaient manquer d’y reconnaitre le jeu d’une autre transformation.

Comment ne pas repérer, sous l’humoristique copie qu’en faisait Dominguez, l’image omniprésente de la fameuse machine à coudre Singer, dont la réclame dans les magazines et les affiches collait aux yeux depuis les années trente ? (8)

Les premiers vers du dernier tercet en réveillent les traces.

Mais sur les deux versants du monde
Nous sommes pris dans la glu des images

Dans la publicité des années d’après guerre, la silhouette de la petite couturière grise à sa table de travail faisait-elle autre chose que porter ostensiblement aux regards le S majestueux de la marque Singer ? ce beau sigle aux courbes inversées, dont le tableau de Dominguez dessinait, puis défaisait la forme dans la chute du lé de toile blanche ?

Derrière l’image de la couturière se dévoilait une de ces images de tous les jours qui, de jour comme de nuit, occupaient les yeux comme le faisaient naguère celles d’une jeunesse « embarrassée » dans ses ombres.

Mais la toile d’Oscar Dominguez, transformation voluptueuse de la réclame Singer, manifestation de ce « merveilleux quotidien » si cher à Breton, devait faire face en 1948 à un troisième type d’images, celles des bons travailleurs que le Réalisme socialiste était en train de programmer et qui lui servaient de propagande.

C’est précisément pour échapper à leur emprise que le poète exposait dans VOIR La couturière, les tableaux de Picasso, de Dominguez et, comme les désignait Pierre Daix, « des peintres les plus hérétiques aux yeux de ses camarades communistes. » (9)

Car c’était bien dans cette peinture d’un rêve éveillé, le langage et l’imagination de l’avenir qui étaient en jeu :

Un jour tous les hommes communiqueront par la vision des choses.

La couturière de Dominguez travaillait avec sa machine érotico-­manuelle, sans trop de peine semblait-il. Bien qu’elle ne manque pas d’ouvrage, elle savait aimer, rêver, écrire et coudre. Le poème d’Eluard accolé comme emblème du futur à l’image du peintre disait cet état de grâce à venir.

Dans la bataille réelle de l’image, à laquelle la peinture avait encore toute sa part, son espoir s’inscrivait, au dernier vers, dans la vision d’un sol qui rougeoie.

Le sol rougit à blanc du levant au couchant.

Nicole Boulestreau

1 Le livre avait été exposé et bien commenté comme « lieu privilégié du partage de l’imaginaire » par Germain Viatte, dans le catalogue de l’exposition Eluard et ses amis peintres dont il était le commissaire, Centre Georges Pompidou 1982/83.

2 Jean-Charles Gateau a fait d’Oscar Dominguez un portrait haut en couleurs et commenté en connaisseur le texte de présentation que fit Eluard pour la première exposition de ses tableaux en 1943. Eluard y affirmait que Dominguez « ouvre au Surréalisme de nouvelles fenêtres ».
Analysant le poème de VOIR, Jean-Charles Gateau en fait un compte rendu assez sévère : « Le poème se présente comme une réflexion critique, passablement obscure, sur le surréalisme ». Eluard, Picasso et la peinture, (1936-­‐1952), librairie Droz, 1953, p.246

3 cf. Annick Lionel-Marie, Paul Eluard et ses amis peintres, 1895-1952, Centre Georges Pompidou, Paris, 1982, p.100-1.

4 « Toutefois l’ultra-érotisation par Jarry des rapports de l’homme et de la machine … est entièrement corroborée par les prises de position de Freud. » André Breton, texte d’accompagnement des œuvres de Konrad Klapheck figurant des machines à coudre, Le Surréalisme et la Peinture, nouvelle édition revue et corrigée 1928-­‐1965, Gallimard, p411.

5 Oscar Dominguez avait été l’un des illustrateurs des Œuvres complètes de Lautréamont éditées par Guy Levis Mano en 1938.

Lautréamont : Œuvres complètes contenant Les Chants de Maldoror, Les Poésies, Les Lettres. Une introduction par André Breton. Des illustrations par Victor Brauner, Oscar Dominguez, Max Ernst, Espinoza, René Magritte, André Masson, Matta Echaurren, Joan Míro, Paalen, Man Ray, Seligmann, Tanguy. Une table analytique. Des documents. Répercussions. GLM, 1938.

Les principales œuvres du Comte de Lautréamont, précurseur sublime du surréalisme, ont été l’objet en 1938 d’une importante édition illustrée qui lui rend hommage : celle-ci, outre les textes du maître (Les Chants de Maldoror, les Poésies, les Lettres), a réuni en un fort volume in octavo de 415 pages, une introduction inédite d’André Breton —son réinventeur, des illustrations par Victor Brauner, Oscar Dominguez, Max Ernst, Espinoza, René Magritte, André Masson, Matta Eschaurren, Joan Miro, Paalen, Man Ray, Seligman, et Tanguy (à pleine page), une table analytique et des documents témoignant de l’influence d’Isidore Ducasse.

6 Bachelard reconnait chez le jeune Isidore Ducasse un « complexe du scalp » qui est « une forme métaphorique du complexe de castration », Lautréamont, librairie José Corti, 1939 p.67

7 « Domínguez’s Machine à coudre électro-sexuelle, 1934–35 charged with sexual innuendo and brutality, depicts the gruesome mechanical dissection of a female body – and serves as a specific example of the implication of the (sewing) machine as a symbol of sex and mechanics. »

Kilie King retrouve dans le tableau de 1943, les mêmes fantasmes : »The unnerving form of La couturière engenders that of an insect – and a feeling of violent entrapment ensues. Her human breasts form part of an exaggerated thorax, atop which sits a diminutive head and from which elongated, angular arms constructed of a multiplicity of jointed geometric forms awkwardly extend. With her feet she powers the sewing machine, rendering the concealment of her hands all the more conspicuous: the spectator dreads that if she were to lift her forearms into sight they might take the form
of a mantis’s pincers. » Oscar Dominguez’s la Couturière : contexts, sources and symbols, Art Journal 55 ( article en ligne sous ce titre)

8 « En tant que peintre, il nous a laissé certaines des visions les plus intenses du concept surréaliste de l’amour et de l’exaltation du corps féminin. La machine à coudre électro-sexuelle (1934) est plus qu’une dérision de l’idéologie du progrès dans la lignée des machines érotiques du dadaïste Picabia ; c’est une représentation de l’idée de sacrifice dans laquelle les attributs érotiques de la mort sont reflétés, de façon spectrale. » Musée de Ténérife, Archives surréalistes.

9 Témoin André Breton, encore lui, qui rappelle que Fulcanelli, dans Les Demeures philosophales, reconnait un rébus « dans l’affiche bien connue des machines à coudre Singer » opus cité p.411, note 1

10 Pablo Picasso, Pierre Daix Editions Taillandier 2007 p.450.