Premier bilan de l’exposition coloniale
C’est nous, les poètes, qui clouons les coupables à l’éternel pilori. Ceux que nous condamnons, les générations les méprisent et les huent.
Émile Zola.
Dans la nuit du 27 au 28 juin 1931, le pavillon des Indes Néerlandaises a été entièrement détruit par un incendie. « Et d’un » ! sera tenté d’abord de s’écrier tout spectateur conscient du véritable sens de la démonstration impérialiste de Vincennes. On s’étonnera peut-être que, ne passant pas pour avoir le souci de la conservation des objets d’art, nous ne nous en tenions pas à ce premier réflexe. C’est, qu’en effet, de défendre le nationalisme des peuples opprimés, les adversaires de l’art qui est le fruit de l’économie des peuples opprimés. Le pavillon « de Hollande » contenait indiscutablement les témoignages les plus précieux de la vie intellectuelle de la Malaisie et de la Mélanésie. Il s’agissait, comme on sait, des plus rares et des plus anciens spécimens artistiques connus de qui les avaient conçus et desquels un gouvernement d’Europe, si paradoxalement que cela puisse paraître, n’avait pas craint de se servir comme objet de réclame pour ses méthodes propres de colonisation [1]. Ce n’était sans doute pas assez de piraterie et de scandaleux détournement de sens par lequel elle semblait se parachever, car ces objets pouvaient encore servir à l’anthropologiste, au sociologue, à l’artiste. Ce n’est que par une vue tout à fait superficielle de la question que l’on peut considérer l’incendie du 28 juin comme un simple accident. Ce qui vient d’être détruit, malgré l’emploi que le capitalisme en faisait, était destiné à se retourner contre lui, grâce à la valeur d’étude qu’il constituait. Seule, la science matérialiste pouvait bénéficier de cette valeur d’étude, comme Marx et Engels reprenant les observations de Morgan sur les Iroquois et les Hawaïens l’ont mis parfaitement en lumière dans leurs recherches sur l’origine de la famille. Les découvertes modernes dans l’art comme dans la sociologie seraient incompréhensibles si l’on ne tenait pas compte du facteur déterminant qu’a été la révélation récente de l’art des peuples dits primitifs. De plus, le matérialisme, dans sa lutte contre la religion, ne peut utiliser qu’efficacement la comparaison qui s’impose entre les idoles du monde entier. C’est ce que comprennent très bien les missionnaires dont le pavillon n’a pas été brûlé lorsqu’ils mutilent habituellement les fétiches et qu’ils entraînent les indigènes dans leurs écoles à reproduire les traits de leur Christ selon les recettes de l’art européen le plus bas [2] (cette comparaison s’établit au mieux dans les musées anti-religieux de Russie). Toutes raisons excellentes pour que nous considérions comme une sorte d’acte manqué de la part du capitalisme la destruction des trésors de Java, Bali, Bornéo Sumatra, Nouvelle-Guinée, etc. qu’il avait élégamment groupés sous un toit de chaume imitation. Ainsi se complète l’œuvre colonialiste commencée par le massacre, continuée par les conversions, le travail forcé et les maladies (à propos, si les journaux français peuvent démentir que l’importation indigène à l’Exposition Coloniale menace Paris de la maladie du sommeil et de la lèpre, nous ne soutiendrons pas que les travailleurs de l’Exposition sont garantis de tous risques contre les fléaux européens, de l’alcoolisme à la prostitution et la tuberculose).
Pour ceux qui seraient tentés de trouver abusif de tenir le capitalisme pour responsable de l’incendie du 28 juin nous ferons remarquer que contrairement à ce qui se passe pour le mécanicien mort ou vif d’un train qui a déraillé, le gardien de nuit du Pavillon détruit a été mis hors de cause. Il doit falloir pour cela qu’on n’ait pas trouvé le moindre communiste dans ses relations ! Néanmoins, l’agitation communiste en Malaisie a paru au Figaro, entre autres, en relation directe avec l’étincelle qui a mis le feu [3]. Nous nous bornons sagement à considérer que le capitalisme doit répondre de tout ce qui se passe actuellement à Vincennes où il fait ses affaires, sans nous laisser aller à accuser plus particulièrement les missionnaires par exemple. Cependant, une telle imputation serait susceptible de trouver une certaine faveur si l’on songeait aux vilaines habitudes des prêtres, de l’iconoclastie à la falsification des textes.
Quant à ceux qui croiraient relever une classification gênante entre nos appréciations concernant les actes purificateurs du Prolétariat brûlant les couvents d’Espagne et le grossier gaspillage qui met philosophiquement en lumière le sourire en coin du maréchal Lyautey, nous ne nous contenterons pas de les renvoyer au début de ce texte. Nous ajouterons pour eux que si les fétiches de l’Insulinde ont pour nous une indiscutable valeur scientifique et qu’ils ont, de ce fait, perdu tout caractère sacré, par contre les fétiches d’inspiration catholique (tableaux de Valdes Leal, sculptures de Berruguette, troncs de la maison Bouasse-Lebel) ne sauraient être considérés ni du point de vue scientifique, ni du point de vue artistique, tant que le catholicisme aura pour lui les lois, les tribunaux, les prisons, les écoles et l’argent et jusqu’à ce qu’universellement, les diverses représentations du Christ fassent modeste figure parmi les tikis et les totems.
Sans tenir compte des nostalgies qu’elle aura pu donner aux petits des bourgeois – saviez-vous que la France était si grande ? – l’Exposition dépose dès maintenant son premier bilan. Ce bilan accuse un déficit que ne comblera pas le prix du Temple d’Angkor vendu à une firme cinématographique, comme ça tombe ! pour être brûlé.
A ce sujet une simple question : le pavillon des Indes Néerlandaises (sauf avis contraire) n’avait pas été bâti pour brûler. Cependant, il a flambé comme une allumette. Le temple d’Angkor, lui, a été fait pour brûler. N’est-on pas fondé à penser qu’il a dû être construit en matériaux particulièrement inflammables et que de ce fait il pourrait bien se comporter de même avant le temps fixé ? Dans ces conditions, malgré l’assurance donnée par le Préfet de police au Conseil municipal que l’Exposition est l’endroit du monde le mieux gardé contre l’incendie, l’œuvre colonisatrice de la France ne risque-t-elle pas de s’y poursuivre non seulement aux dépens de la science et de l’art, mais aussi aux dépens de la vie des figurants de l’Exposition, et d’une bonne partie de la population parisienne ?
3 juillet 1931.
[1] «je tiens à adresser à Votre Excellence l’expression de ma vive et douloureuse sympathie à l’occasion de l’incendie du pavillon principal des Indes Néerlandaises que nous avions inauguré ensemble et qui était un magnifique témoignage de l’œuvre colonisatrice de votre pays » (Télégramme de M. Paul Reynaud au ministre des colonies des Pays-Bas)
[2] Voir l’Année Missionnaire, 1931.
[3] Article d’Eugène Marsan.
[4] Et douze signatures de camarades étrangers.